Par Michaël Lachance
« La vie, c’est une panique dans un théâtre en feu » –Sartre (Nekrassov)
Une rencontre entre quatre personnalités du milieu culturel de Québec dans ce qui est appelé à devenir le théâtre le Diamant. Un photographe, Guillaume D. Cyr, invite des pairs à se commettre dans un lieu qui n’est pas au préalable disposé à la chose artistique. Se greffe alors David Desjardins, chroniqueur dans Le Devoir et pigiste infatigable. De même, Martin Bureau et Paul Béliveau, deux peintres de la capitale. L’exposition intitulée Le ravissement du désordre s’est achevée le 2 juin. Retour sur une des plus belles affirmations en art visuel de l’année, sinon, jusqu’à maintenant, la meilleure !
Au commencement était le lieu. Désaffecté –ou disons plutôt en plein chantier–, l’endroit ne se prête pas d’emblée au jeu, nos protagonistes travaillent dans un contexte de contraintes : temps et espace jouent contre eux. En effet, ils doivent composer avec la lumière du jour, dans un théâtre nu. D’où peut-être le titre de cette exposition, Le ravissement du désordre, « ravi » voulant aussi dire abusé, enlevé. C’est ce que font de cet espace désordonné nos artistes, ils s’en emparent et en exploitent toute l’enveloppe intérieure.
On entre à gauche, on tourne à droite, on fonce devant, l’exposition n’a aucune espèce de linéarité, si courante dans le monde des galeries d’art. Nous voyons des tondis (tableaux de formes rondes) exposés devant, nous débutons ainsi la visite avec Martin Bureau. Des captures par satellites de différents endroits géo-localisés, théâtres de conflits ou mouvements sociaux contemporains, sujets politiques dont l’artiste exploite le filon. Ces tableaux ronds (d’une série nommée La tempête parfaite) sont un rappel de la circularité de l’information, du monde, de l’art lui-même ! et Martin Bureau a choisi de les placer là, car l’architecture s’y prête bien, ne serait-ce que par la fenestration et les soutiens arcboutés du décor.
Le commissaire en place lors de notre dernière visite est Paul Béliveau. Le peintre est aussi en verve que ses tableaux. De magnifiques tableaux, d’ailleurs, peints avec une adresse et une acuité dont seul l’artiste connait les secrets. Lui-même, à l’instar de son émule cité ci-haut, donne dans les thèmes géopolitiques, et même, catastrophiques. Quelques tableaux de la série Capture, présentés une seule fois à Québec (en 2011, à la défunte galerie Tzara), sont exposés. Cette série de petits formats, à l’huile sur bois, insérés dans des coffrages de bétons, est tout simplement incroyable. Évoquant tantôt des scènes de genre de tableaux hollandais du XVIIe siècle, par le procédé –du vernis craquelé recouvre l’huile à la surface de la toile–, les scènes, ici, sont plutôt reliées à des évènements récents de notre histoire : Exxon Valdez, l’ouragan Katrina, le 11 septembre 2011, etc. Le craquèlement, à la surface des œuvres, n’est pas anodin. C’est le portrait de l’amnésie antérograde qui gangrène et caractérise les civilisations actuelles. Ces dernières carburent à des rythmes de consommation si effrénés (de l’image, de l’information, de l’art ou autre), que l’histoire récente de ces évènements troubles est oubliée au profit du prochain gros titre dans les médias, ou nouveau iPhone 12, des réalités d’un présent éphémère, supplanté perpétuellement par la prochaine connerie humaine. Sensible aux différents phénomènes anthropiques, l’artiste a choisi de présenter ses morceaux à la sensualité typiquement picturale.
Dans le registre de la connerie, le photographe Guillaume D. Cyr en ajoute avec des photos de touristes prises à Tchernobyl. En flagrant délit de perversion, morbide en quête de tragédies, à la morale et l’éthique douteuses, ces êtres sont tristes à voir. Cela dit, les qualités plastiques de la photo de Guillaume D. Cyr sont indéniables. Là où tout apparait aussi absurde, sinon plus que le théâtre de Ionesco, se pointe une touche de sensibilité qui nous font aimer ces touristes; ne serait-ce que par l’aspect grotesque et parodique de leur présence. L’artiste y fait jaillir un peu de lumière. Où peut-être est-ce l’inverse ?
Quant au chroniqueur David Desjardins, il part en guerre contre l’intelligence. Se prêtant à l’exercice de l’installation in situ, le journaliste propose une œuvre construite par accumulation de bouts de papier chiffonnés, où de sa griffe parfois acerbe, parfois ironique, mais toujours pertinente, il s’attaque à la maladie du bonheur permanent, aussi illusoire et risible soit-il.
La pièce de résistance de cette manifestation est sans contredit Le parlement de Québec en feu de Martin Bureau. Œuvre d’anticipation inspirée entre autres par le peintre québécois Joseph Légaré (L’Incendie du parlement de Montréal, 1849, L’Incendie du quartier Saint-Jean à Québec, vu vers l’ouest, 1845-1848) et du peintre anglais William Turner (Incendie de la chambre des Lords et des Communes, 1834-35), Martin Bureau propose une œuvre colossale. À l’instar des artistes romantiques du 19e siècle, il brosse un tableau sombre (auquel, avec plus de temps, on aurait pu ajouter le parlement d’Ottawa, dixit l’artiste). Travail fait en partie in situ elle occupera le temps de cette exposition une très grande partie de l’espace. L’artiste y propose une vision dramatique du présent, avec comme thème central le feu et ses métaphores. David Desjardins écrit à propos de l’œuvre : « Comme tous les incendies, celui qu’il a peint est magnifique. Terrible et fascinant. Qu’il ait choisi de faire flamber le parlement de Québec n’est pas une provocation. C’est une représentation du réel, puisque l’édifice brule déjà un peu chaque jour, à chaque scandale qu’on exhume. »
C’est une œuvre magistrale peinte dans un contexte où les contraintes foisonnent. Martin Bureau s’est mis en danger : un exercice risqué, un défi de taille, un pari gagné ! Gageons que vous aurez sans aucun doute la chance de revoir cette œuvre géniale dans un musée près de chez vous. Souhaitons maintenant que ces quatre joueurs audacieux répètent l’exercice plus souvent.