Le 7 décembre, le documentaire Bras de fer était projeté au cinéma l’Entrepôt, à Paris, dans le cadre de la 15ème édition du Festival International du Film des Droits de l’Homme. Produit et réalisé par les frères Jean-Laurence et Jonathan Seaborn, le documentaire politique décrit la lutte menée par Véronique Lalande et Louis Duchesne depuis cinq ans.
Cette lutte concerne la présence, dans l’air de la Basse-Ville de Québec, de poussière de nickel et d’autres métaux transités en vrac au Port de Québec. La projection de Bras de Fer en France marquait une nouvelle étape de cette controverse, celle du rayonnement européen.
La saga des poussières métallique n’est pas terminée. Lalande et Duchesne sont engagés dans deux actions collectives intentées devant la Cour supérieure contre la Compagnie Arrimage de Québec et l’Administration portuaire de Québec.
Par ailleurs, le projet d’agrandissement du port par remblayage du fleuve sur dix-sept hectares dans le secteur Beauport (projet Beauport 2020), cela afin d’augmenter la quantité de matières en vrac transbordées, est actuellement étudié par l’Agence canadienne d’évaluation environnementale (ACÉE). Sorte de controverse enchâssée, l’étude d’impact environnemental de ce projet a mené à des débats particulièrement vifs. À l’heure actuelle, de nombreux citoyens et groupes environnementaux attendent de connaître l’issue de l’analyse menée par l’ACÉE (celle-ci a formulé une première demande d’information au président-directeur général du Port de Québec au printemps dernier).
À la situation problématique de la poussière métallique s’ajoutent deux controverses liées à la qualité de l’air à Québec : les rejets odorants de l’usine Anacolor située à Cap-Rouge et les émissions polluantes de l’incinérateur de déchets de la Ville de Québec.
Les composés organiques volatils (COV) relâchés dans l’air par la compagnie de peinture sur métal Anacolor ont fait la manchette plusieurs fois au cours des dernières années. Il est remarquable qu’au moment d’écrire ce texte, on ne sait pas exactement ce qui est évacué par les cheminées de l’usine. Fait non anodin, la docteure Isabelle Goupil-Sormany de la DSP affirmait en juillet 2016, puis en mars 2017, que les odeurs sont irritantes et qu’elles rendent les gens malades. Pour ces raisons, elle demandait, à l’instar du ministère de l’Environnement, la réduction de 90 % des émissions relâchées par Anacolor.
Si les premières récriminations de citoyens du vieux Cap-Rouge remontent à 2012 lorsque les activités de l’usine ont augmenté de façon importante, la couverture médiatique de l’épineuse gestion sociopolitique s’est intensifiée depuis 2016 pour culminer à la fin du mois de septembre 2017, précisément au moment où le premier ministre s’est engagé publiquement à relocaliser l’usine.
Le troisième cas de nuisances atmosphériques à Québec concerne les rejets de l’incinérateur de Québec, situé à Limoilou. Mettant en œuvre une technologie des années 1970 mais modernisé à grands frais entre 2005 et 2011, l’incinérateur émet, de temps à autres, des quantités de monoxyde de carbone, de mercure, de dioxines et de furanes dépassant les limites permises. À l’été 2017, les émissions de monoxyde de carbone ont dépassé jusqu’à 12 fois la norme de 57 mg/m3.
Les émanations excessives de mercure, de furanes et de dioxines préoccupent les citoyens des quartiers centraux. La persistance du problème et l’apparente inefficacité des actions de la Ville est devenue décourageante pour plusieurs. En mai dernier, les médias rapportaient la démission d’une des membres du comité de vigilance de l’incinérateur créé par la Ville pour suivre le dossier.
Certes, les trois situations de pollution de l’air précédemment évoquées comportent de nombreuses distinctions dont certaines ayant un impact sur leur gestion par les autorités. Par exemple, alors qu’Anacolor et l’incinérateur doivent se soumettre aux lois et règlements provinciaux, ce sont plutôt les lois fédérales qui s’appliquent au Port de Québec. Autre exemple de distinction : il est plus aisé pour les citoyens d’échantillonner et de faire analyser la poussière déposée dans leur environnement que d’analyser des émissions atmosphériques gazeuses s’échappant d’une cheminée.
Analyser la gestion des problèmes de qualité de l’air à Québec
Un ouvrage publié récemment au Seuil intéressera les personnes préoccupées par la qualité de l’air à Québec. Rédigé par François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde trace un portrait historique de l’essor industriel depuis le XVIIIe siècle en éclairant, par exemple, l’adhésion sociale croissante aux valeurs de l’industrialisme. Les auteurs développent aussi des idées utiles pour comprendre les tenants et aboutissants des nuisances atmosphériques actuelles, les différentes pollutions étant des objets frontières aux croisements d’enjeux politiques, économiques, sociaux et scientifiques, à la charnière du local et du global (p. 15).
La gestion sociopolitique des controverses liées à la qualité de l’air à Québec s’effectue au sein d’un paradigme industrialiste. Par exemple, le gouvernement provincial attribue des contrats à Anacolor pour le revêtement d’immeubles d’utilité publique tels que des écoles et des hôpitaux tout en lui ayant remis, jusqu’à maintenant, une dizaine d’avis de non conformité. Ainsi, les activités industrielles polluantes sont à la fois critiquées et soutenues par des institutions censées représenter la population, l’informer et la protéger des nuisances environnementales.
Autre signe de l’inscription des controverses et de leurs gestions dans un paradigme industrialiste : en dépit des améliorations pour le moins modestes issues des ajustements technologiques effectués (le Port de Québec a ajouté des canons à eau pour arroser les piles de minerais; Anacolor a allongé ses cheminées et utilise un neutralisant d’odeurs; l’incinérateur a été modernisé au coût de 60 M$ et la Ville prévoit acheter des brûleurs au gaz naturel pour augmenter la température des fours), les autorités continuent de donner à la technique une place prépondérante au titre des solutions aux problèmes d’émanations de contaminants.
Des voix discordantes se font entendre, faisant valoir la nécessité d’envisager d’autres alternatives allant d’un changement de mode de vie (la ville zéro déchets) jusqu’à la délocalisation d’industries lourdes en passant par la remise en question du développement des activités industrielles au cœur de la ville.
Les retombées économiques des activités industrielles sont souvent évoquées pour justifier la présence (au moins temporaire) de contaminants dans l’air. Les exemples sont nombreux et certains plus explicites que d’autres : en février 2017, des acteurs du milieu des affaires, incluant étonnamment le recteur de l’Université Laval, signaient une lettre ouverte en faveur de l’agrandissement du Port de Québec. Les auteurs soulignaient la contribution du port en le qualifiant de pilier de l’économie de la ville. Autre exemple encore : l’argumentaire développé par le Tribunal administratif du Québec (TAQ) lorsqu’il annula, à la fin du mois de mars 2017, la décision du ministère de l’Environnement de révoquer le certificat d’autorisation d’Anacolor. Pour le TAQ, la suspension du certificat d’autorisation constituait un préjudice économique pour l’entreprise parce qu’elle mettait en péril la continuité des affaires (emplois, contrats et autres activités de l’usine).
Dans les cas évoqués ici, les résidents des quartiers centraux de la ville de Québec sont soumis, probablement comme nulle part ailleurs dans la ville de Québec, à des contaminants atmosphériques multiples et d’origines diverses. Un tel sacrifice de territoire et de populations au profit de l’industrie a été largement documenté par le chercheur Steve Lerner dans Sacrifice Zones.
Dans les échanges entre les acteurs sociaux concernés par les problèmes de qualité de l’air, les résidus et les contaminants industriels sont parfois naturalisés. Des personnes, qu’il s’agisse des autorités gouvernementales et sanitaires, des industriels ou de citoyens, considèrent en quelque sorte normal que les activités industrielles portuaires de transbordement de minerais, de peinture sur métal et de combustion de déchets génèrent des contaminants atmosphériques.
Mais les contaminants ne sont pas seulement naturalisés : les activités desquelles ils émergent sont verdies. Par exemple, le maire de Québec Régis Labeaume soutient la vente de la vapeur de l’incinérateur au futur mégahôpital du Centre hospitalier universitaire (CHU) situé à proximité. Selon le maire, « au point de vue du développement durable […] on est pas loin de la perfection ».
Or, ce modèle de développement rencontre des réticences. Des citoyens voisins de l’incinérateur expriment leur désaccord avec ce point de vue, soulignant que la production de vapeur d’eau s’accompagne de rejets nuisant à leur santé. Pour sa part, le CHU se dit mal à l’aise à l’idée d’acheter de la vapeur issue d’activités de combustion polluante pour combler ses besoins d’énergie.
Un autre procédé est à l’œuvre dans la gestion des controverses à Québec : l’utilisation, dans les conversations publiques, du modèle du déficit citoyen selon lequel les populations voisines des installations industrielles n’auraient ni les capacités, ni les attitudes ou les savoirs qui leur permettraient de comprendre adéquatement les situations dans lesquelles elles se trouvent.
L’utilisation du modèle du déficit citoyen a pour corollaire que les gens doivent être informés par des personnes saisissant prétendument mieux qu’eux les enjeux multiples des activités industrielles. Les propos d’introduction du maire de Québec lors du comité plénier du 17 novembre 2015 illustrent l’utilisation de ce modèle : « Ce qu’on souhaite, c’est que la population en apprenne le plus possible. […] Il n’y a pas de mauvaises questions [au sujet du projet d’agrandissement du Port de Québec] en ce sens que la population ne comprend pas tout ça parfaitement. […] Les gens veulent apprendre et on est ici justement dans un exercice dit pédagogique ».
On tend à l’oublier : les citoyens sont les seules personnes non rémunérées pour le travail accompli. Le nombre d’heures investies dans l’analyse des documents produits par les autorités gouvernementales et sanitaires ainsi que dans l’élaboration de documents, de tableaux, de photographies et de vidéos, est considérable. Deux notions théoriques issues de la sociologie des sciences sont utiles pour interpréter à leur juste valeur les contributions citoyennes à la gestion des nuisances atmosphériques à Québec : celle de travail d’intéressement et celle de coproduction de savoirs.
Travail d’intéressement
Au fil du temps, les citoyens voisins du Port de Québec, de l’usine Anacolor et de l’incinérateur de déchets ont identifié et communiqué avec les acteurs concernés par la qualité de l’air, en ont précisé les fonctions (ou mandats), les pouvoirs (et leur limite) ainsi que les intérêts. Ils ont crée des réseaux avec des représentants politiques, d’autres citoyens et des organisations diverses. Ce travail ardu d’intéressement a permis d’établir les légitimités politique et judiciaire de leurs préoccupations au sujet de la qualité de l’air qu’ils respirent.
Coproduction de savoirs
Le travail d’intéressement ne débouche pas nécessairement sur des relations harmonieuses avec les autorités mandatées pour représenter, informer ou protéger la population. C’est le cas du regroupement Initiative citoyenne de vigilance du Port de Québec (ICVPQ) qui, dans les mois suivant l’épisode de poussière rouge, a produit des savoirs dans un contexte sociopolitique tendu et plutôt hostile à ses préoccupations.
En récoltant des échantillons de la poussière en octobre, novembre et décembre 2012, Lalande et Duchesne ont contribué à la compréhension du phénomène d’empoussièrement des quartiers centraux de la ville et forcé les autorités à se saisir du dossier. Les trois rapports d’analyse et le mémoire rédigé dans le cadre des consultations publiques de l’ACÉE relatives au projet Beauport 2020 ont joué un rôle important, d’autant plus qu’au moment de la sortie des deux premiers rapports (en mars et avril 2013), le ministère de l’Environnement n’était pas en mesure d’informer le public au sujet de la teneur et de la source de la poussière.
Les controverses autour de la poussière métallique et des émanations d’Anacolor impliquent des recours collectifs, des recours en injonction, des contestations de décisions prises par le ministère de l’Environnement. La judiciarisation de ces cas est touffue et son suivi par les citoyens est exigeant. Les audiences sont généralement publiques et constituent des lieux opportuns pour se familiariser avec les façons dont sont débattus les savoirs produits par les citoyens ou étayés dans les écrits scientifiques.
S’attarder à la pollution de l’air à Québec permet de mieux comprendre la survivance des nuisances atmosphériques générées par les activités industrielles menées au Port de Québec, à l’usine d’Anacolor et à l’incinérateur de la Ville. Les controverses abordées plus tôt sont structurées par des interactions plus ou moins harmonieuses entre des acteurs dont les visions du monde et les intérêts diffèrent, voire s’opposent. La gestion sociopolitique de ces controverses est ardue ; en scruter les tenants et aboutissants permet d’éclairer des choix d’urbanisme asymétrique, la naturalisation et le verdissement d’activités industrielles nuisibles ainsi que la légitimité de l’indignation citoyenne.
Ah la paradigme industrialiste… dont les activités polluantes sont à la fois critiquées et soutenues par les institutions censées nous représenter. Bien dit