Loin de moi l’idée de vouloir me prendre pour Martin Luther King, mais j’ai un rêve. Un rêve un peu spécial, je vous l’accorde, mais peut-être commencez-vous à vous accoutumer de mes excentricités. Ce rêve est celui de la multiplication des abreuvoirs, jusqu’à plus soif, le rêve d’une ville où l’on rencontrerait systématiquement, là même où on ne les attendrait pas, des abreuvoirs : en haut comme en bas des escaliers, en dessous des boutons appelant le passage piéton, sur le côté de chaque parcomètre, en guise de couvre-chefs aux bornes-fontaines et je ne sais trop où encore. Comme c’est un rêve qui souhaiterait devenir collectif, j’attendrai vos propositions.
Si j’ai ce rêve, c’est possiblement parce que la majorité des citadins me semble avoir grand’soif. La bouche pâteuse ils courent partout, crachent par terre et cherchent à boire les paroles débitées à gros jets par ceux qui mâchent leurs mots, faute d’idées limpides. Les mains encombrées de bouteilles et de canettes, c’est en vain qu’ils espèrent substituer à l’abreuvoir ses facultés désaltérantes car une fois vides, ces contenants sont bien plus souvent l’objet d’un rejet aux poubelles que celui d’un remplissage : nous n’avons pu faire autrement, me répondent-ils, il n’y avait pas d’abreuvoir où chercher de l’eau. Je ne leur fais pas dire.
Souvent tiède, tantôt opaque, tantôt sablonneuse quoique toujours buvable, l’eau de l’abreuvoir s’offre à tous et à toute heure du jour, démontrant ainsi son intarissable générosité malgré l’inconstance de son jet malhabile. D’ailleurs, pardonnons-lui ce petit défaut, car après tout, ne vaut-il pas mieux se dispenser de viser juste que de s’astreindre à se retenir et de provoquer ainsi un désagréable contact entre nos dents et l’acier de l’abreuvoir ? Aussi je soupçonne mon subconscient de raffoler de cette eau publique au goût légèrement métallique, comme si d’y apposer ses lèvres lui permettait de retrouver la source perdue d’un ruisseau capricieux. J’ai le rêve d’une eau potable que je ne chercherais pas, à l’aquarium comme dans les terrains vagues, une eau que j’accueillerais à «bouche que veux-tu» et qui ne se laisserait pas vendre aux plus offrants, gaspilleurs et autres boit-sans-soif. Les abreuvoirs sont la preuve que tout cela est possible, que plus ils seront légion autour de nos places publiques, mieux nous éviterons la sécheresse de notre rapport à l’eau, aussi bien qu’à l’Autre. Oui, fontaines, nous boirons de votre eau, mais je vous en prie monsieur, abreuvez-vous d’abord…
Enfin, si je suis dans le champ avec mon rêve, n’hésitez pas à me réveiller, car l’adage demeure vrai qui dit qu’il n’y a pas pire eau que l’eau qui dort.