C’était il y a 40 ans : le 11 septembre 1973 au Chili, le président socialiste et marxiste Salvador Allende, démocratiquement élu au suffrage universel en septembre 70, était renversé par un sanglant coup d’État militaire, mettant ainsi fin à trois ans d’une expérience de transformation sociale en tous points unique, celle d’une transition pacifique vers le socialisme.
Sans doute beaucoup n’en auront gardé que de vagues réminiscences, ou peut-être se demanderont de quoi il s’agit et quelles sont les vieilles barbes qui s’intéressent encore à de tels événements, à la fois si lointains et enfouis si profondément dans le passé. Il n’en demeure pas moins que ce « coup d’État » a fait date et appartient comme jamais à l’histoire d’aujourd’hui.
Les commémorations collectives ne sont jamais anodines ni sans conséquences. La manière dont nous nous souvenons de tel ou tel événement et l’épinglons ou non à notre calendrier en dit toujours long sur nos préoccupations présentes ainsi que sur les problèmes qui nous hantent. Et plus encore peut-être dans le cas du Chili, petit pays du sud de l’Amérique, dont on a souvent dit avec raison qu’il était une sorte de « laboratoire » et que son histoire avait quelque chose d’exemplaire. Car on découvre au travers de son passé récent, certes de manière heurtée et beaucoup plus marquée qu’ailleurs, quelques-unes des tendances de fond et des grands revirements qui ont façonné le devenir du monde contemporain.
En ce sens, le 11 septembre est une date charnière à forte valeur symbolique : elle symbolise tout d’abord, dans le cône sud, l’arrivée au pouvoir d’une dictature de sécurité nationale, soutenue très activement par le gouvernement des USA et qui, dirigée d’une main de fer par le général Pinochet, a exercé une répression féroce : 5000 morts (dont 400 lors des protestas de 83-87), 1500 détenus-disparus, 150 000 emprisonnements, 160 000 exilés, etc. Une répression d’autant plus déterminante que ce régime fut la tête de pont en Amérique latine de plusieurs autres dictatures qui régnèrent jusqu’à la fin des années 80 et qui s’employèrent. avec la complicité des gouvernements du nord (Canada compris), à fouler systématiquement aux pieds les droits humains tout en devenant les zélés promoteurs d’un nouveau mode de régulation de l’économie de marché capitaliste qui deviendra bientôt célèbre : le mode de régulation néolibérale.
Le 11 septembre symbolise aussi la fin du rêve de l’Unité populaire, un rêve cependant qui n’avait rien de chimérique, car le docteur Salvador Allende qui en incarnait toute la détermination, a osé pendant 3 ans parrainer d’importantes réformes de type socialiste qui ont transformé les conditions de vie populaires et qui, vues depuis nos yeux frileux des années 2000, furent littéralement révolutionnaires : nationalisation sans indemnisation des mines de cuivre, étatisation avec rachat du système bancaire, approfondissement de la réforme agraire, redistribution des revenus vers les moins nantis, etc. Surtout, ces réformes mirent en marche tout un peuple, lui donnant chaque fois plus d’allant pour retrouver du pouvoir sur ses propres conditions d’existence et de travail, pour s’affirmer partout avec force. Mais en même temps elles ont sonné le ralliement de toutes les forces sociales réactionnaires d’alors (armée, Église, grandes fortunes chiliennes,multinationales états-uniennes, CIA, etc.) qui se sont liguées contre lui pour en briser, par la violence institutionnalisée, l’élan émancipateur.
Ce qui fait du 11 septembre un symbole de toute une réflexion sur les stratégies nécessaires à la réussite de telles transformations sociales, sur les manières d’en organiser l’auto-défense, d’en perpétuer les gains. Réforme ou révolution? Fallait-il ainsi qu’en avaient décidé Allende et son allié le Parti communiste, « consolider pour avancer » et donc calmer le jeu pour amadouer les possédants et les forces armées, ou au contraire comme le recommandaient le Mir et l’aile gauche de l’UP, « avancer pour consolider » en s’appuyant sur les forces vives du mouvement populaire pour pousser plus loin cette reprise collective de pouvoir? Telle était la grande interrogation à laquelle le coup d’État a « dans les faits » donné réponse : un peuple qui veut s’émanciper ne peut compter que sur ses propres forces et doit apprendre à se défendre!
* Pierre Mouterde est sociologue et essayiste. Il a publié récemment (avec Patrick Guillaudat) l’essai : Hugo Chavez et la révolution bolivarienne, Promesses et défis d’un processus de changement social, Montréal, M éditeur, 2012.