Par Renaud Pilote
C’est souvent à ma cour d’école du primaire que je pense lorsqu’un petit comique, sous prétexte de me détendre, me propose de fermer les yeux et de penser à quelque chose (ou même à rien, le cas échéant). Dois-je en conclure qu’en cet endroit de mon passé séjournent les solutions aux énigmes de ma psyché ? Ce ballon-tronche reçu en pleine poire (ou estce le contraire ?) au matin de la rentrée 1993 aurait-il sonné plus longtemps que je ne l’eus pu croire ? Ce bouillon en poudre mélangé à ce Ramen concassé aurait-il créé un mélange chimique qui, une fois avalé, se serait avéré malheureux ? Ne saute-moutons pas trop vite aux conclusions, je vous en prie, car j’aimerais ici vous faire part de souvenirs beaucoup moins anecdotiques qui procureront peut-être aux adeptes de la tradition freudienne une sensation équivalente à celle de s’être fait faire un « wedgie » en bonne et due forme. C’est comme ça, la cour d’école est parfois cruelle.
Ce à quoi je pense exactement, dirais-je au petit comique qui ne savait pas dans quoi il s’embarquait ? Pas grand-chose, en somme : aucune scène particulière, journée importante ou intimidation notoire (chanceux, j’ai été) qui m’eut marqué au point où mon imagination y reviendrait sans cesse. Cet angle d’un mur, cet escalier de secours rouillé, une certaine luminosité ou encore ce grand clocher surplombant la cour d’école sise en plein centre-ville, c’est plutôt ce qui poppe (du verbe « popper ») en premier dans mon esprit. L’ambiance impalpable ressentie au détriment du souvenir précis remémoré, si on veut. Et ce qui agit comme un ciment à partir duquel ma conscience est liée à jamais à cette grande place asphaltée, c’est, je crois, le souvenir de cette fébrilité propre à l’enfance et qui nous fait tressaillir à l’arrivée de la récréation. On conviendra qu’une cour d’école n’a en effet pas de sens sans la récréation. Lors d’une récréation, une cour d’école est littéralement prise d’assaut. Pour un endroit calme et désert trente secondes auparavant, la transformation est radicale et le chaos, total. La trame sonore d’une récréation ressemble à celle d’une volière surpeuplée : de tous ces pépiements irrépressibles se dégage une étrange impression d’exiguïté, de désir de liberté et d’urgence de vivre. Avec la mairie de Toronto ou la bourse de New York c’est aussi une des seules places où il est n’est pas mal vu de crier à tue-tête. Premiers sortis dehors, les chefs des files (qui changent chaque semaine, rassurez-vous) ont l’honneur de choisir le module d’expression de leur choix : la balançoire, le trapèze ou le ballon de soccer sont parmi les choix les plus prisés, tandis que l’élastique, la tag (prononcez « taille ») et la balle-au-mur contentent tant bien que mal les retardataires. Des quinze minutes que dure la récréation, je constate qu’au moins huit sont consacrées à s’ostiner, cinq à jouer du coude et, s’il reste du temps, deux minutes à se récréer vraiment. C’est fou ce que le temps peut passer vite quand on s’amuse.
On comprend alors que dans un tohu-bohu semblable, il est normal qu’une cour d’école marque tout individu adulte un tant soit peu réceptif aux tumultes de son enfance. C’est un lieu cher pour quiconque cherche la racine de ses sentiments, de sa vie sociale, de son égo et de ses bobos. En ce qui me concerne, en dépit des égratignures subies ou des punitions adroitement évitées (que celui qui n’a jamais stoolé [du verbe « stooler »] me lance la première pierre), chaque fois que mon esprit y retourne, je retrouve la paix de celui qui, lors d’une partie de marelle, est parvenu au paradis.