Par Michaël Lachance
L’anecdote est cocasse. Un ami montréalais vous rend visite, son prétexte est un rendez-vous avec un chapelier de Québec, Monsieur Ladouceur. Vous vous interrogez. Un chapelier dans ma ville ? Autour d’un café, il vous montre son nouveau chapeau de cuir fait main. Étonné, vous lui demandez : mais où est-il ce chapelier ? Vous comprenez alors que ce chapelier a pignon sur rue dans votre quartier, à trois encablures de votre maison. Il n’en faut pas plus pour que vous rougissiez. Un coup de téléphone, le rendez-vous est pris avec le dernier des chapeliers.
Monsieur Ladouceur est propriétaire de la boutique d’artisanat Cuir Indiana, sise dans le quartier Saint-Sauveur. Vous entrez, un gros chien aboie, un ours naturalisé trône au-dessus du comptoir, de même qu’un loup gris empaillé qui guette vos pieds près d’un foyer quelconque. L’odeur du cuir tanné monte en volutes jusqu’à votre nez. Vous tournez le regard et dans cette grotte d’Ali Baba vous percevez pêle-mêle un totem, des mocassins, des chapeaux, des raquettes amérindiennes : bref, vous rencontrez votre hôte, un artisan, comme il s’en fait peu de nos jours. Avant même de poser une première question à Monsieur Ladouceur, fort occupé par ce printemps tardif, où le chapeau de cuir est de rigueur, ne serait-ce que pour contrer ces journées de pluies intempestives, vous avez en tête ce fameux film de Art Linson, Where the Buffalo Roam (1980), écrit par Hunter Thompson (célèbre journaliste et écrivain américain, père du gonzo journalisme) et dont Bill Murray tient la vedette. Vous pensez à cette scène où l’acteur, chapeau de cuir sur la tête, peau d’ours sous les pieds et fume-cigarette au bec, invective son éditeur pendant qu’il s’enfile une rasade de vodka russe. Car à la vue de cet intérieur de commerce digne d’un roman d’Hunter Thompson (1937- 2005), l’envie vous prend soudainement d’écrire à la manière gonzo, sans filet, drogues hallucinogènes en moins.
Technicien en foresterie et géographe de formation, Monsieur Ladouceur a commencé le métier de chapelier alors qu’il faisait de l’inventaire forestier à Saint-Pamphile. Patenteux et travailleur fort manuel, il confectionne des pièces en cuir de toutes sortes. Rapidement, les gens du coin lui commandent une pléthore d’objets faits main en cuir de loutre, de phoque, de boeuf, de veau et tutti quanti. Quelques années passent, il ouvre sa première boutique sur la côte d’Abraham (1992). Il aura une vitrine sur Saint- Jean avant de s’établir angle Saint-Vallier et Montmagny en 2003.
Étonné par sa façon unique de travailler le cuir pour en faire des chapeaux, disonsle, fort jolis, vous lui demandez de vous en confectionner un aux couleurs et aux formes de votre choix. Il vous vante les mérites du cuir, surtout pour nos jours de pluie. En effet, les chapeaux – fort peu à la mode chez nos jeunes gens autistes qui lui préfèrent un casque d’écoute horrible, pour s’extraire d’un monde qui leur semble hostile ? – quoique pratique à tout point de vue, ont cette particularité, outre de couvrir le chef, de faire glisser l’eau par-delà vos yeux. Un vrai luxe. Un luxe qui ne devrait pas servir qu’aux affranchis, aux mafieux ou aux dandys. De fait, en ces temps troubles d’austérité économique, de corruption, de copinage, de collusion et autres absurdités inhérentes au capitalisme galopant, il vous prend l’envie de renouveler votre garderobe afin d’épouser le charme désuet du dandysme anglo-saxon. Une mode chère aux intellectuels et artistes du XIXe siècle, qui utilisaient ces habits pour exprimer leur non-conformisme et, surtout, pour afficher leur distanciation esthétique; et ce, afin que des congénères apprécient, consciemment ou inconsciemment, cette séparation ostentatoire qui les distingue du conformisme plat et délétère. Bref, dans cette boutique, là, à ce moment précis, vous vous sentez plus comme Oscar Wilde que comme Yoan Garneau, plus Byron dans le style que Marc Dupré dans la prose.
Lorsque questionné sur la provenance des peaux, il nous parle d’un certain tanneur de Kamouraska, dernier de son espèce au Québec, selon notre hôte. Car notre homme ne chasse pas, trop occupé par moultes commandes outre-Atlantique, américaines et canadiennes. Il habite à quatre mètres de votre maison depuis dix ans, vous le connaissez depuis huit minutes. Vous auriez voulu un chapeau de confection artisanale, que vous l’auriez glané chez un Asiatique du sud-est oriental qui les vend sur eBay. Vous posez la question à Monsieur Ladouceur. Pour lui, il n’y a aucun doute, sauf quelques artistes chapeliers comme Mireille Racine de Sainte- Foy, bien connue dans le domaine de l’art, il est assurément l’un des seuls au Canada à confectionner des chapeaux de cuir à la main. La clientèle d’outre-mer ne dérougit pas, on vient des quatre coins du globe pour s’arracher ses chapeaux. Pourtant, hier, j’aurais voulu un chapeau, j’aurais plutôt pensé à dégoter un film de Peter O’Toole pour en apprécier le souvenir…
Cela dit, bien que ce soit une profession attestée à Paris depuis 1323, comme l’indique le Livre des métiers d’Étienne Boileau, le métier de chapelier n’a jamais connu d’âge d’or. Car s’il s’agit d’un métier artisanal jusqu’au début du XXe siècle, l’ère industrielle emporte avec elle le génie de ces artisans pour faire du chapeau un objet de mode vestimentaire informe, rejeté de facto par les excentricités byzantines des dandys, qui lui préfèrent le bonnet d’été d’homme en coton, dernier refuge vestimentaire du non-conformisme et du rejet du capitalisme sauvage qui en découlent.
Cuir Indiana, 651, rue Saint-Vallier Ouest.