Par Malcolm Reid
À Winnipeg, 1925 ou autour : Madge Clare se marie. Son choix va vers Joe Rochon, un Franco-Manitobain, et par amour lui, Madge Clare se convertit au catholicisme. Madge et Joe déménagent aux États-Unis. C’est bientôt la Grande Dépression; ils trouvent une maisonnette sur la plage, à Venise, en Californie. C’est là que nous leur rendons visite en 1950, Charlotte, Ian et moi, Malcom. Charlotte c’est ma mère, elle est la petite soeur de Madge et elle est en train d’explorer le continent avec les deux garçons, pendant que mon père étudie.
Qu’est-ce qui m’impressionne le plus, là bas? Eh bien, les puits de pétrole qui pompent jour et nuit dans l’arrière-cour d’un peu tout le monde! Et ces monstres sont importants dans la vie de mon oncle et de ma tante. Joe est travailleur du pétrole. J’ai pensé à Madge et Joe en m’assoyant pour écrire cet article. Le pétrole les a fait survivre à la crise ; et Joe était fier de ce métier de pointe qu’il faisait.
Qu’est-ce qui serait arrivé s’ils avaient vécu jusqu’au moment où on a commencé à dire que l’automobile a pollué Los Angeles et abîmé la couche d’ozone? Ils auraient été déchirés. Coincés entre l’argument plein-emploi et industrie-du-pétrole… et celui de la conservation- de-la-nature.
Coincés comme nous le sommes tous, en l’an 2014. Mille-neuf-centre-quatorze a vu le début du « vrai vingtième siècle » : une guerre totalement mécanisée a saisi l’Europe, et cette guerre a fini par être mondiale. Une épidémie de grippe meurtrière a suivi la guerre. Et une deuxième guerre a suivi, plus mondiale encore, nucléaire pris fin. La guerre s’est mécanisée, toute la société s’est mécanisée. Nous contemplons maintenant une nouvelle «technologisation » de la société.
En réseau international, des communications extraordinaires. Mais aussi — tensions, injustices. Et une dégradation de la nature, de notre milieu de vie, une dégradation qu’il nous faut renverser. Dans un article précédent, j’ai raconté comment le célèbre leader socialiste de France, Jean Jaurès, a été assassiné en 1914 pour avoir dit NON à la guerre qui s’approchait. Son socialisme tenait en équilibre plusieurs grands thèmes. Il était parfois déchiré comme Madge et Joe l’auraient été aujourd’hui.
Ses thèmes ne s’accordaient pas toujours spontanément. Il fallait qu’il les relie. Il tenait à la prise de pouvoir par les travailleurs; il tenait également au respect des droits de la personne, à la diversité d’opinions dans la société. Il croyait à l’industrialisation. Mais il jardinait dans sa cour, dans la région de Carmaux, dans le sud de la France. Il s’entretenait constamment avec les gens des usines, il savait comment leur corps étaient usés par le travail, leurs poumons atteints. Mais il frayait aussi avec les intellos, à Paris. Il plaidait pour la paix. Il voyait que même un pays, un système social, peut vouloir une armée. Il mettait l’accent tantôt ici, tantôt là. Ses thèmes finissaient par s’harmoniser.
Nous avons, pour commencer, un grand besoin d’emplois et de services pour aider les gens à survivre — et en même temps, nous avons un grand besoin d’un réveil écologique, pour que la planète ne devienne pas invivable. Nous avons, au Québec, le sens d’un projet social québécois à compléter, probablement par l’indépendance — et en même temps nous avons des voisinages qui ne vont pas changer. (Le Canada anglais, qui a un virage à gauche à faire. Les États-Unis, qui ont à réduire leur impérialisme, à dompter leur racisme et leur amour des guns… l’Amérique latine, qui est un peu loin. Et la lointaine France, qui est notre voisine-en-culture. Haïti et l’Algérie sont cela, aussi.) Il y a d’autres réconciliations malaisées. Rapide changement versus respect des droits des citoyens.
Solidarité avec les Premières Nations versus respect de la majorité banlieusarde. Respect des automobilistes versus réduction de la place de l’auto. Accueil aux immigrants versus méfiance envers l’Islam intégriste. Traditions folk québécoises versus cosmopolitisme du monde actuel et futur. À travers tout ça, je pense que le mot socialisme va graduellement céder la place au mot écologie. Dans ce nouveau siècle, il va falloir équilibrer nos luttes mieux que dans le siècle dernier.
Avons-nous un Jean Jaurès près de nous, un génie de l’équilibre ? Ah ! Je pourrais proposer douze ou treize noms. Mais je n’en propose aucun. Le job est pour nous tous.