Renauderie. Le petit bonhomme

Publié le 15 décembre 2014

Par Renaud Pilote

Le vent d’hiver me mord les joues et d’un mouvement de la lèvre supérieure, j’écarte mes narines pour les décoller. C’est l’heure de pointe au centre-ville. Les voitures se taillent lentement une place en périphérie du grand boulevard. Je reviens à pied de l’épicerie, seul sur le trottoir et incognito parmi les banlieusards en cage qui me regardent, intrigués et se disant : « il y a donc des gens qui habitent ici, près de mon lieu de travail ! ? » Je suis la faune locale, une curiosité sur deux pattes, un individu marginal, voire suspect, surgissant de la fumée des tuyaux d’échappement. Je n’ai pas cette démarche hâtive propre aux détenteurs de vignettes journalières. Je ne suis en communication avec personne. Je n’ai pas d’écouteurs. Je transporte des choses avec mes mains. Je suis dans la lune, dirait-on.

Cependant, comme d’habitude, je scrute le banal et l’insignifiant, à l’affut de l’endroit ou de la chose qui deviendrait un sujet pour ma prochaine chronique. Je m’agrippe au futile comme d’autres à leurs opinions : je ne la lâche pas et je brode autour. La démarche n’a pas de fin, je le constate d’autant plus à 5 heures, sur le boulevard Charest. Je n’ai pas encore traité du parcomètre, de la borne-fontaine, du magasin de jouets ou du bar à sushis et tout cela dans mon champ de vision en ce moment même. Certains rétorqueront qu’un magasin de jouets n’est pas insignifiant, qu’il apporte le bonheur aux enfants et que cela n’est pas rien. Je leur répondrais qu’ils ont droit à leurs opinions.

J’arrive au coin de la rue et porte ma main vers l’œil magique qui appelle le passage piéton. À chaque fois je me fais avoir. Il faut enlever son gant sinon ça ne marche pas. La chaleur de la peau y est pour quelque chose, faut croire. À côté de moi, un gars agite la tête de gauche à droite avec l’espoir de trouver une brèche dans la congestion automobile, ce qui lui permettrait de court-circuiter la grande valse des lumières rouges. Je connais bien la technique, mais suis d’avis qu’il n’y parviendra pas cette fois-ci. Comme de fait, il abandonne, se recule et attends avec moi le petit bonhomme.

On dit toujours ça ici : « le petit bonhomme ». Ailleurs, c’est pas ça, c’est « Walk/ Don’t walk », c’est vert ou rouge ou c’est rien du tout (dans certaines villes du sud, on ne traverse juste pas la rue, sinon on meurt). Est-ce le même que celui sur la porte des toilettes des gars ? Que celui sur les bouteilles de sirop pour la toux ? Ce petit bonhomme qui marche par en avant, où va-t-il exactement ? A-t-il des passetemps, des opinions sur les nids-de-poule et la durée des travaux routiers ? Est-ce lui qui détermine le nombre de secondes que nous avons pour traverser la rue ? Trouve- t-il que les piétons sont en général une nuisance sur la voie publique, des délinquants de la signalisation ? Quel est son avis sur les cyclistes d’hiver ? Possède-t-il un char, ce petit bonhomme ? — BIIIIIIIIIIIIIIP

— La sonnerie pour non-voyants me sort de ma torpeur et me fait avancer. C’est d’un pas assuré que je continue mon petit bonhomme de chemin.

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