Par Pierre Mouterde
J’étais le soir des élections au resto-bar Ninkasi, sur la rue Saint Jean à Québec, là où les partisans du NPD avaient appelé les leurs pour suivre ensemble le décompte de la soirée électorale. Et bien vite l’atmosphère –en dépit de la présence d’une foule de jeunes militantEs— ne fut plus tout à fait à la fête. Sans doute Harper était battu ; et à Montréal, Thomas Mulcair paraissait en bonne voie d’être réélu pendant que Hélène Laverdière l’emportait haut la main contre Gilles Duceppe ou qu’Alexandre Boulerice gagnait avec une bonne avance.
Mais c’était tout autre chose à Québec même, où les candidats NPD se voyaient peu à peu distancés dans une course à 3 ou 4 qui eut vite fait de les reléguer au 2ième ou 3ième rang, laissant conservateurs ou libéraux finalement l’emporter dans les 10 circonscriptions de la région (8 conservateurs et 2 libéraux). Et Raymond Côté, le député NPD sortant de Beauport-Limoilou, avait bien du mal à garder la tête haute, lui qui, tout comme Annick Papillon, avait quand même – au-delà de toutes les ambiguités de son parti — opté dans les faits pour le camp « des gens d’en bas », les luttes des mouvements sociaux et populaires. Qui pourrait oublier l’indéniable soutien que Raymond Côté a apporté à la lutte contre les poussières de nickel émanant du Port de Québec ? Et celui qui l’a remplacé – oh paradoxe — c’est le candidat conservateur Alupa Clarke, le seul qui considérait que le Port de Québec avait dans toute cette affaire bien fait son boulot! Quoi de plus cruel que la politique ! Mais au-delà de ces émotions premières, comment comprendre qu’après la vague orange NPD de 2011, il y ait aujourd’hui cette formidable vague rouge libérale ?
En fait – en ce qui concerne tout au moins le cas du Québec — c’est deux phénomènes combinés qui se sont renforcés mutuellement. Neuf ans de gestion néolibérale conservatrice et anti-Québec à Ottawa, et qui plus est sur le mode agressif, avaient stimulé un vaste désir de changement au sein de la population de la belle province : on voulait très majoritairement se débarrasser de Stephen Harper. Mais il restait à savoir quel parti en serait l’acteur privilégié. Et là, au-delà même de l’habileté des chefs en lice, ont joué deux facteurs décisifs : d’une part les logiques du « scrutin uninominal à un tour » qui favorisent le vote stratégique pour celui qui semble en fin de campagne être le mieux placé ; et d’autre part les logiques de « la politique spectacle » qui, via les sondages quasi quotidiens et leur amplification dans les grands médias, tendent à façonner et cristalliser, puis renforcer, tel ou tel courant d’opinion publique de manière grandissante.
Certes Thomas Mulcair était bien placé au départ avec ses 103 députés et son rôle de chef de l’opposition officielle, les premiers sondages lui donnant même une large avance. Mais les aléas d’une longue campagne de 78 jours, et surtout les ambiguïtés de son approche (notamment à propos du déficit zéro, du pipeline Énergie Est et du niqab) couplées à une remontée inattendue des perspectives du Bloc québécois amenée par Gilles Duceppe, ont brouillé les cartes et permis à Justin Trudeau du Parti libéral d’entamer non seulement une longue remontée mais encore de remporter « au finish » une victoire écrasante (avec 185 députés sur 338 ; au Québec 47 sur 78).
Il est vrai que sa relative jeunesse comme son air cool et ses volontés de donner à la campagne un ton positif et inclusif étaient tout à fait en synchronie avec les évidentes aspirations au changement qui s’exprimaient si largement dans la population. Et dans une campagne d’images – car avec la politique spectacle, c’est d’images et d’affects dont on parle — c’est bien souvent cela qui est déterminant. Il reste qu’en termes de données objectives, les positions du Parti libéral de Justin Trudeau sur le niqab comme sur le pipeline Énergie Est ou encore sur la loi C 51 et l’accord de libre échange Asie/Pacifique, sont loin d’être un modèle de clarté et encore moins de changement. Au contraire, elles sont des plus floues, et laissent bien voir que derrière le « paraître » du changement, se profile tout en même temps « l’être » bien terre-à-terre d’un parti qui lui – à l’évidence — n’a guère changé. Impossible d’oublier à ce propos l’affaire Dan Gagnier, le co-président de campagne du PLC, pris la main dans le sac à conseiller le promoteur du pipeline Énergie Est à moins d’une semaine des élections ! Difficile donc d’imaginer que les vieux démons (du lobbyisme, de la corruption, les liens privilégiés avec les puissants) du Parti libéral ne sont pas encore bien présents !
Il est vrai qu’aux côtés des politiques « harperiennes » pures et dures, l’arrivée de Justin Trudeau sonne comme une bonne nouvelle ou un indéniable répit. Mais pour combien de temps ? Et ce qui s’est passé dans la région de Québec devrait nous aider à en mesurer la véritable portée : sur les 10 sièges en jeu, 8 reviennent désormais aux conservateurs et 2 aux libéraux, alors qu’en 2011 il avait été élu 7 députés NPD.
Il faut cependant le noter : si au niveau fédéral, la gauche institutionnelle se sent ainsi brutalement marginalisée, ce n’est pas seulement à cause de l’effet « Justin Trudeau ». C’est aussi parce qu’elle est allée au combat en ordre dispersé, et sans tenir compte de ce qui importait pour le Québec et la grande majorité du peuple québécois. D’un côté la direction du NPD a laissé ses députés orphelins, en ne prenant pas à-bras-le-corps — question nationale oblige — des dossiers comme celui d’Énergie Est ou du niqab. Et de l’autre, le Bloc québécois s’est contenté d’alimenter en sous-main le même nationalisme identitaire que celui de la Charte des valeurs, se servant certes de la faiblesse du NPD en ce domaine, mais en jouant de démagogie et en ouvrant ainsi des espaces inespérés aux libéraux et conservateurs. .Impossible de ne pas voir que les pertes NPD ont aussi à voir avec ce phénomène.
De quoi mesurer l’immense chemin qu’il reste à parcourir pour que la gauche – indépendantiste et préoccupée de la question sociale — puisse redevenir une force qui compte !