Par Pierre Mouterde
Alors qu’en ce début 2016, la Ville n’attend plus que l’aval de la Commission d’urbanisme de la ville pour ordonner la démolition du Centre Durocher, de plus en plus de voix se lèvent à Québec pour demander que cette décision soit reconsidérée de fond en comble.
Non seulement le Centre Durocher est un bâtiment patrimonial qui a été bien entretenu et pourrait être facilement « requalifié », mais encore, le quartier Saint Sauveur, en pleine transformation, verrait sa qualité de vie grandement améliorée s’il pouvait disposer d’un centre culturel (avec bibliothèque et salle de spectacle) rénové et situé en ses murs actuels, au 290 rue Carillon. Comment la Ville est-elle arrivée à négliger ces arguments et à promouvoir sa démolition ? Serait-ce encore possible de la faire changer d’idée ? Droit de Parole a fait enquête.
L’affaire remonte déjà à loin, et ce n’est pas évidemment la première fois qu’on parle de l’avenir du Centre Durocher. À Droit de Parole, nous avons toujours suivi avec attention ce dossier, mais cette fois-ci, il y a urgence en la demeure : tout indique que la Ville est prête à passer à l’action, même si cette décision fait chaque fois plus l’objet de critiques virulentes tant elle apparaît défier le bon sens le plus élémentaire.
Il faut dire que le Centre Durocher a toute une histoire, une histoire étroitement liée à celle du quartier Saint Sauveur. Il a été construit, à l’aide de levées de fonds populaires, par les Oblats, dans les années 50, après l’incendie du marché Saint Pierre et suite à une entente passée avec la Ville : il s’agissait de faire vivre au cœur de Saint Sauveur, un lieu public, un centre social à vocation communautaire destiné à répondre aux multiples besoins de la population passablement démunie de ce quartier.
Par la suite, en 1979, les Oblats — dont le nombre de membres déclinait — l’ont cédé pour 1 dollar à la Corporation du Centre Durocher (une entreprise à but non lucratif), à la condition expresse qu’il puisse poursuivre sa vocation publique et communautaire. Or, c’est « cette clause », comme le rappelle Éric Martin, animateur-coordonnateur au Comité des Citoyens et des citoyennes du quartier Saint Sauveur (CCCQSS), « que le maire Labeaume veut démolir ».
On voit là déjà se dessiner un premier problème de taille : en ordonnant la destruction du Centre Durocher, le maire va à l’encontre non seulement de la vocation originelle voulue par les Oblats, mais encore, de son obligation — comme représentant du bien commun municipal — de préserver un édifice public, construit avec l’argent du public et destiné à un usage public. Ceci va à l’encontre de tous les efforts des Oblats dont on imagine aisément comment ils doivent, dans cette affaire, se sentir passablement floués.
Comme l’indique Pierre Morin, directeur général de la Corporation du Centre Durocher, qui reconnaît que la décision « lui a déchiré le cœur », l’important c’est de « continuer notre mission, en offrant des services au milieu », et de développer « pour un prix minime, un projet de logements à mixité sociale ».
D’où le déménagement des activités sociales de la corporation au Centre Monseigneur-Bouffard (sur la rue Raoul-Jobin). D’où, aussi, ce projet de construction (haut de cinq étages) de 69 unités de logements à mixité sociale (avec 50% de logements sociaux) en lieu et place du Centre Durocher; projet mis en œuvre par Action-Habitation de Québec.
Le problème, cependant, c’est qu’on a l’impression que ce projet est là pour faire passer la pilule de la démolition; et qu’il est en grande partie inadéquat en termes d’aménagement urbain proprement dit. Ne serait-ce que parce qu’il aura cinq étages de haut (alors que tous les édifices alentour n’en ont que 3) et qu’il coupera le soleil venant du sud et donnant sur la place qui, dès lors — tous les experts en aménagement urbain vous le disent — aura tendance à devenir la cour arrière des habitants des nouveaux logements.
Sans parler du fait qu’il y a tout à côté un espace urbain non utilisé (actuellement un parking) pour construire du logement social. Ce qui montre bien qu’il y a eu, dans cette affaire, tout sauf une véritable consultation sociale, large et transparente; tout sauf une volonté de penser à tête reposée à l’avenir du quartier Saint Sauveur; un quartier dont, pourtant, tout le monde sait à quel point il est densément peuplé (16 000 habitants) et comment il a été dans le passé, largement délaissé.
Le projet de centre culturel ou de maison de la culture (avec bibliothèque, salle de spectacle et d’exposition), actuellement mis de l’avant par le Comité citoyen de Saint Sauveur, correspond beaucoup plus aux besoins d’une population en pleine diversification, et surtout participerait — comme lieu de rencontres et de rassemblements collectifs — à une véritable dynamique de vie et d’aménagement du quartier tout entier. (voir le point de vue de l’écrivain Alain Beaulieu).
Il est vrai que la Ville a maintes fois rétorqué que Saint Sauveur n’avait pas besoin de maison de la culture, puisqu’il y avait la bibliothèque Gabrielle-Roy qui, dans Saint Roch, pouvait remplir cet office, surtout après sa rénovation future. Mais ce n’est rien comprendre à la réalité même de Saint Sauveur car, comme l’indique Éric Martin, « l’aller et retour à Gabrielle-Roy… c’est 4 kilomètres (…) les gens en famille n’y vont pas (…) et la Ville le sait puisque le 7 décembre dernier elle s’est dite prête à faire une étude dans les prochains mois sur les besoins d’un point de service de bibliothèque dans Saint Sauveur ».
Il est vrai aussi que le maire Labeaume ne cesse de se cantonner dans le même « discours cassette » : « c’est un bâtiment qui a de grands problèmes d’amiante (…) dans lequel il faudrait mettre au minimum une vingtaine de millions ». De là à penser qu’il y a anguille sous roche, il n’y a cependant qu’un pas. La divulgation toute récente d’un document de la Ville, obtenu selon la Loi de l’accès à l’information et après une demande de révision par une citoyenne du quartier, Line Plamondon, le montre sans équivoque : la Ville avait, en 2010, exploré le projet de rénover le Centre Durocher pour la somme de 24 millions $, mais en y ajoutant un étage de plus et sans évoquer à aucun moment le problème de l’amiante.
D’ailleurs, comme nous le rappelle Nicol Tremblay, président du conseil d’administration du Comité citoyen de Saint Sauveur, « on les a, les informations, on sait qu’il en coûtera entre 400 000 et 500 000 $ pour enlever l’amiante et la contamination au pétrole (…) la Ville estime de son côté à 500 000 $ le coût de la démolition, mais ça devrait coûter sans doute plutôt un million de dollars (…) on sait aussi que le centre vaut actuellement environ 2,5 millions de dollars, mais qu’Action Habitation a pu l’avoir pour 400 000 $ ». Ces données factuelles nous le montrent sans équivoque : il y a eu, c’est le moins qu’on puisse dire, désinformation systématique.
Mais pourquoi la Ville s’est-elle finalement orientée vers la démolition, alors qu’en 2007, en campagne électorale, Labeaume évoquait déjà l’idée d’un Centre Durocher « multiculturel », et qu’en 2010, il a fait mener une étude par son administration à ce propos, au moment même d’ailleurs où la Corporation du Centre Durocher faisait une demande en bonne et due forme à la Ville de «requalification » du centre (avec ajout d’un gymnase et d’une salle de diffusion) ?
Il est difficile d’en comprendre la raison, à moins d’imaginer qu’il y a un manque absolu d’écoute et de communication entre l’administration Labeaume et les citoyens et organismes communautaires du quartier Saint Sauveur, les demandes de ces derniers n’étant jamais prises au sérieux. Ou alors, quand elles paraissent l’être, elles sont « autocratiquement » réorientées selon les calculs personnels ou à courte vue de son maire.
Car, comme le rappelle Michaël Parrish, un citoyen de Saint Sauveur très attaché à son quartier et membre du comité de travail sur le Centre Durocher du CCQSS, « il y a eu une sorte de pression de la Ville pour obliger la corporation à avaler l’hameçon du déménagement et de la relocalisation » Et cela, parce qu’au-delà même du problème de manque de communication, ajoute Michaël Parrish, « l’administration Labeaume a besoin de nouvelles sources de taxation. Le nouveau projet de logements à mixité sociale est évalué à 15 millions, alors que pour l’instant ils touchent des taxes sur seulement les 2,5 millions que vaut le Centre Durocher ».
On ne pourrait être plus clair : ce serait donc, en dernière analyse une question d’ordre économique, et qui prend d’autant plus d’importance qu’il s’agit d’un quartier qu’on n’a jamais cessé de regarder de haut et dont on ne veut pas prendre le temps de comprendre les véritables besoins.
Rien n’est cependant tout à fait joué. Déjà, les appuis sont nombreux : 200 artistes, 50 commerces et 15 organismes communautaires, ont officiellement pris position en faveur du Centre Durocher qui a, par ailleurs, reçu l’appui du Conseil de la culture de Chaudière Appalaches, ainsi que de personnalités du quartier comme Alain Beaulieu (écrivain), Viviane Labrie (chercheuse et ex-coordonnatrice du Collectif pour un Québec sans pauvreté) et François Saillant (coordonnateur du FRAPRU). Une pétition de plus de 2 000 noms a aussi circulé. Mais l’on peut faire plus, beaucoup plus. Il est minuit moins une. Si les pressions augmentent, les prises de position, les gestes de solidarité et d’implication se multiplient, le maire pourrait renoncer à la démolition du Centre Durocher. Après tout, ce ne serait pas la première fois qu’il changerait abruptement d’avis. Cela dépend de chacun d’entre nous. Ici et maintenant! Qu’on se le dise !
L’écrivain Alain Beaulieu est bien placé pour en parler. Il a vécu toute sa jeunesse dans Saint Sauveur (sur la rue Bagot), et fréquenté le Centre Durocher, non seulement pour y jouer aux quilles, mais aussi comme musicien, notamment en animant des soirées de mariage. Et ses deux fils y ont travaillé comme moniteurs.
Alors il vaut la peine de l’écouter : « Le Centre Durocher est un lieu central du quartier. C’est un édifice qu’on peut rénover et qui est un lieu de rassemblement communautaire. Mais la question c’est de savoir ce qu’on veut mettre dedans (…) Il ne faut pas vouloir revenir en arrière, mais se projeter dans l’avenir. On pourrait ainsi laisser la question des loisirs destinés aux enfants au centre Monseigneur Bouffard, puisque ça paraît bien marcher là-bas, et on ferait du Centre Durocher une Maison de la culture en développant alors spécifiquement un volet culturel et communautaire : avec une antenne bibliothèque, des résidences d’artistes, etc. L’important c’est de sauver le lieu, le bâtiment. Récemment j’ai vu les gens d’Àtout-lire, et les gens du quartier déplorent que c’est vide, qu’il n’y a plus de lieu de rassemblement. Un pôle communautaire et culturel, ça re-créerait du tissu social. »
N.B. Ni Chantal Gilbert, conseillère de Saint-Roch/Saint-Sauveur, ni Armand Saint-Laurent, d’Action Habitation, n’ont daigné retourner nos appels.