Par Malcolm Reid
Lowell, Massachusetts, est une petite ville près de Boston qui existe pour un tas de raisons — l’industrie du coton, la Rivière Merrimack, la gloire de la famille Lowell — mais maintenant il y a une grande raison. Une chose qui a mis Lowell, oui, sur la carte.
Et c’est Jean-Louis Kerouac, dit « Jack. » C’est On the Road. C’est Doctor Sax.
Il y a un quartier populaire de Québec qui est comme ça aussi. Ce qui a mis Saint-Sauveur sur la carte, c’est Au pied de la Pente Douce. C’est Les Plouffe. C’est leur auteur, Roger Lemelin. Amis, j’écris ici l’épopée de Lemelin. Ou alors La Chanson de Roger. Ou alors le Tout-ce-qu’il-faut-Savoir sur le Saint-Sauveur réel… et le Saint-Sauveur de la fiction.
Lemelin a grandi dans Saint-Sauveur dans le temps de la grande dépression des années 1930. Rien n’annonçait que ce quartier produirait un écrivain majeur.
Mais en 1944, c’était clair que Lemelin était exactement cela. Il savait comment raconter un quartier ouvrier comme aucun écrivain québécois avant lui. C’est en 1944 qu’Au pied de la Pente Douce paraît. Et en 1948 paraît son deuxième roman, Les Plouffe.
Ce roman cognait, chantait, captivait. Lemelin avait adopté un ton tantôt comique, tantôt sérieux — à de très rares moments, tragique. Il était un grand raconteur d’histoires, Lemelin. Sans emphase, il défendait la classe ouvrière dont il était un fils. Il tenait aussi compte de la dimension nationale de ces travailleurs francophones d’Amérique. Avec un peu moins d’engagement, cependant. Un peu plus de curiosité critique. « Les nationalistes » étaient une des factions dans Saint-Sauveur, pour l’écrivain de 29 ans. Sa retenue en parlant d’eux tient à deux raisons, je pense.
D’abord il y avait la Deuxième Guerre Mondiale — on en sortait. Lemelin était anti-Nazi, et fier de l’être. Il voyait un certain nombre de nationalistes qui avaient été lents à l’être. La seconde raison, c’était Duplessis. Ce leader de droite avait repris le pouvoir à la fin de la guerre. Il était en selle, et solidement. Le jeune écrivain voyait bien comment Duplessis brandissait la ferveur nationale. Comment le clergé la brandissait, aussi. Comment le nationalisme était marié à la droite, dans la culture ambiante. Il n’était pas fou de ce mariage.
L’HISTOIRE DES PLOUFFE commence en 1938, les quatre enfants de cette famille sont tous des adultes non mariés, ils habitent la maison, ils ont des jobs. Des jobs humbles, mais de précieuses jobs, en cette huitième année de la crise. Leur père aussi a un emploi. Il est imprimeur au quotidien L’Action Chrétienne, la voix de l’Église catholique de la ville.
Le second fils est nommé pour un poète latin, Ovide. Ovide Plouffe est l’intello de la famille. Il aimerait étudier à l’Université Laval, mais Laval coûte cher. Alors il est coupeur de cuir dans une usine de souliers. Le roman aurait pu s’appeler Ovide Plouffe. « Monsieur Ovide … Cheerio ! » dit une jolie travailleuse à la première page. Elle a accepté d’aller avec lui à un match d’anneaux, où le beau jeune frère d’Ovide va jeter plus d’anneaux droit à la cible que tous ses rivaux. Ovide, lui, son sport c’est l’opéra. Cette musique symbolise sa marginalité, son exil d’intellectuel de famille ouvrière. Et il chante aussi ! Il espère que Rita, la jolie Rita, va finir par aimer l’opéra. Mais c’est une fille cool et terre-à-terre… alors il commence par le sport. C’est un roman social, sociologique même, ses grands événements sont les petits événements de la vie des pauvres gens. Mais il y a une période historique. Hitler menace, la guerre approche, ils le savent tous.
LE NARRATEUR de cette histoire est anonyme, c’est Roger Lemelin ou quelqu’un comme lui. Il mène son histoire et il la mène bien. On s’attache à lui. On a confiance qu’il voit les gens lucidement, qu’il les aime mais sans illusion. Il parle d’eux sans évoquer leurs racines, c’est comme s’ils étaient de ce quartier depuis toujours. Dans Au pied de la Pente Douce (où les Plouffe ne sont pas présents), leur église paroissiale, l’église Saint-Joseph, est en construction. Alors le précédent roman est le récit fondateur pour celui-ci. Et le vieux curé de la paroisse, l’abbé Folbèche, est le guide de cette société.
Les Plouffe sont convoqués à des rassemblements. Ils quittent leur cuisine parfois, guidés par Denis Boucher, l’« outsider. »
Les plus grands événements sont :
► La partie de baseball (où il faut dompter un pasteur américain en visite)
►La grève des imprimeurs de L’Action Chrétienne
►La visite de Georges-Six d’Angleterre et de sa reine
►la marche religieuse, qui est comprise par tous les fidèles comme une marche anti-guerre
Une balle de baseball lancée près de la tête du roi George est le sommet de l’élan nationaliste. Un discours du Cardinal, ordonnant l’acceptation de la Guerre, est le creux de la vague nationaliste. Guillaume, le plus jeune des frères, part pour la guerre, et le roman finit sur un cri de Mamam Plouffe : « C’est pas croyable. Guillaume qui tue des hommes. »
LE SYNDICALISME EST CENTRAL à ce roman. C’est la voie nationaliste admirable, saine, à ses yeux.
« L’assemblée qui précédait la parade avait lieu boulevard Charest en face des bureaux des Syndicats Catholiques…
« — Fesse dans le tas, Jos, donne du gaz! …
« Fouetté, l’orateur détachait sa cravate.
« — On a une union, et on va s’en servir. La grève dure depuis soixante jours… Il est temps de redresser la tête et de faire valoir nos droits. L’Action Chrétienne est une ennemie jurée du syndicalisme. Dans les rangs mêmes de ses employés, il existe une gestapo qui dénonce tout à la direction.
« — On les connaît ceux-là, Jos ! »
Mais soudain, Roger Lemelin semble mettre son classique en péril. Il a un businessman en lui, aussi.
CINQ ANS APRÈS son best-seller, la télévision s’installe au Canada. Radio-Canada veut la série, Lemelin écrira les épisodes. Et il invitera son ami Ken Johnstone à écrire des versions anglaises simultanément. Mercredi soir, dans un studio à Montréal, les acteurs jouent l’original, et vendredi soir ils jouent le même texte en anglais. Leurs accents sont les parfaits marqueurs de leur québécoiserie. Les Plouffe sont adorés, de Charlottetown à Vancouver, et ces Plouffe en noir-et-blanc vont presque avaler les Plouffe du roman. À la télévision, les Plouffe sont légèrement différents. Ils ne vivent pas une dépression économique et l’approche d’une guerre, ils semblent contemporains avec leurs spectateurs. Et ils semblent plus montréalais. Le texte évite de nommer une ville, une époque.
Je me souviens d’un épisode — chez nous, on regardait la version à CBC-TV les vendredi soir — où Ovide est en rupture avec Rita, et elle lui envoie un cadeau d’adieu, Le Vieil homme et la mer, qu’Hemingway a publié en 1952. Orgueilleux, il traverse la cuisine et jette ce livre dans un poêle-à-bois. Les flammes le dévorent. Je suis étonné de voir ça, dans une cuisine urbaine en 1955 !
L’acteur Jean-Louis Roux avait pris possession d’Ovide Plouffe. L’actrice Denise Pelletier avait pris possession de Cécile Plouffe. Des fans de la série étaient sûrs de tout savoir des Plouffe, et ils n’avaient pas besoin de lire une ligne du roman. Ovide, par exemple, était plus gentil à la TV, moins gaffeur, moins égoïste. Et les Plouffe vivaient une aventure par semaine, et étaient pareils à eux-mêmes au début de l’épisode suivant. Un téléroman est comme ça, non? Un roman bouleverse. Un téléroman rassure.
MAIS LA SÉRIE n’était pas un affront au roman… seulement un léger ajustement. Roger Lemelin était toujours le grand romancier de la classe ouvrière. Son classique de 1948 le consacrait comme tel. Et aujourd’hui il y a la statue, rue de l’Aqueduc, dans Saint-Sauveur — Roger Lemelin, écrivain, 1919-1992. (Dans notre numéro de septembre : Roger Lemelin a écrit une suite au roman Les Plouffe, en 1982, trente-trois ans après le premier roman.)