Par Malcolm Reid
Quelle serait la façon naturelle d’écrire une suite au grand roman Les Plouffe ? Les enfants de la famille Plouffe, dans ce roman, sont des jeunes adultes dans les années de la Deuxième Guerre.
Donc, destinés à vivre la Révolution tranquille dans leurs années de maturité, non ?
Ovide Plouffe est un non-conformiste. Il aime la culture, il aime la France, il n’aime pas le règne des curés. Il choisit l’explosive Rita Toulouse comme compagne. Il me semble qu’il risque d’être attiré — vers 1950 — par un nationalisme à la René Lévesque, par les idées socialistes de Thérèse Casgrain, de Michel Chartrand. Et le couple va tenter d’avoir accès à des moyens contraceptifs. Ils ont une petite fille à la fin du roman, née vers 1943. Ce qui veut dire qu’elle va avoir vingt ans en 1963. Je la vois rebelle… écrivaine… hippie… Je vois les parents essayant de suivre.
Mais Roger Lemelin en a décidé tout autrement quand il a écrit la suite de son best-seller devenu classique !
Nous sommes dans le Québec de 1980, l’indépendance est discutée. À l’approche de sa vieillesse, Lemelin travaille à La Presse, il va diriger une maison d’édition que ce journal veut mettre sur pied. Cela va l’amener, pour un temps, à Montréal. Il est maintenant à la fois un grand écrivain québécois, et un grand manitou de l’establishment.
Fils de la classe ouvrière, il l’est. Son roman-de-jeunesse Les Plouffe le montre bien. Cependant, il est un modéré — il se méfie de l’indépendance et du socialisme qui se discutent autour de lui.
D’ABORD, IL AIDE GILLES CARLE pour un long-métrage en couleurs à partir de son roman de 1948. Ce film rétablit beaucoup des éléments qui avaient été gommés à la TV en 1955. La version télévisuelle avait presque avalé le roman ! Il avait présenté les mêmes personnages — mais un peu comme s’ils étaient des gens de 1955. La ville et le quartier n’étaient pas nommés, ça ressemblait à Montréal.
Dans le long-métrage, en 1981, ça redevient clairement une histoire du quartier Saint-Sauveur, à Québec. Ça retourne à la crise des années 30. La grève des imprimeurs reprend sa place dans l’histoire. La Deuxième Guerre mondiale approche. C’est maintenant Gabriel Arcand qui incarne Ovide Plouffe.
Roger Lemelin a 62 ans. Il est vigoureux! Il commence un nouveau roman, qu’il publie en 1982: Le Crime d’Ovide Plouffe. Trente-trois ans après l’original! Dans un Québec parlant d’indépendance! Un Québec changé! Après son best-seller, Lemelin avait été embauché par Time, l’hebdo américain, plutôt conservateur. Le magazine publiait ses reportages sans signature, comme si Time lui-même en était l’auteur. En 1949, le romancier-devenu reporter avait couvert l’explosion d’un avion du Canadian Pacific Airlines, le vol 108, « l’Affaire Albert Guay ». C’est resté dans la tête de Roger Lemelin… ça s’est insinué dans son œuvre… atténuant le romancier sociologique en lui.
ALORS UN OVIDE-DE-GAUCHE, comme j’ai imaginé ? Non! Lemelin présente un Ovide devenu businessman de quartier. Dans la vraie affaire, le bijoutier Albert Guay avait fait dissimuler une bombe dans un avion, et avait tué tous les passagers. Est-ce qu’on pourrait faire entrer Ovide Plouffe dans les habits d’Albert Guay ? Roger Lemelin voulait essayer. Toute son habileté serait mise à contribution pour romancer ce fait divers, jusqu’à pouvoir parler d’un « crime d’Ovide Plouffe ». Il ne nomme pas l’Affaire Guay. Plutôt, il mêle Ovide à une affaire un peu semblable.
Je l’imagine en train de penser : « Vous aimez Ovide Plouffe ? Il est devenu mythique, dîtes-vous, les gens se reconnaissent en lui ? Ah ! mais c’est moi qui ai inventé Ovide Plouffe. C’est moi qui peux déterminer son avenir. Ovide m’appartient. » J’entame la lecture de ce roman, donc.
Le conteur est là ! Ovide reste longtemps une sorte d’adolescent qui se cherche ? Plausible, j’admets. Il est influencé par un bijoutier de France, un enjôleur ? Peut-être. Rita aime beaucoup les boîtes de nuit ? Oui, je visualise. Ovide et Rita voient le régime Duplessis comme impossible à déloger ? Oui, beaucoup de gens pensaient ça. Mais le peu d’importance qu’ils donnent à leur fille ? Le peu d’impatience-pour-le-changement, dans ces deux cœurs ? Ça, il me semble, ce n’est pas Rita-et-Ovide.
SOUDAIN, LEMELIN retrouve son progressisme de jeunesse. Il montre Ovide ému par la Grève d’Asbestos, en 1949. Jean Marchand, de la future CSN, est en ville. Lemelin insère un de ses discours dans le roman, mot à mot.
Un discours syndical avait été un des moments clé du roman Les Plouffe. C’était un discours créé par le jeune Roger Lemelin, un discours fictif. « Fesse dans le tas, Jos, donne du gaz ! », lancent les travailleurs à leur chef. « On a une union, et on va s’en servir », leur répond le chef. Ici, le discours n’est pas romancé. Il n’a pas de feu. C’est copié d’un texte de Jean Marchand. Un jeune et militant Marchand, j’admets. Mais moi je pense au vieux Marchand, ministre libéral répressif durant la Crise d’Octobre, en 1970.
ENSUITE, on retourne à l’histoire d’Ovide, soupçonné d’avoir assassiné sa femme. On retourne au polar. La police a tant de preuves contre Ovide ! Il proteste de son innocence ! Va-t-il être condamné ? Va-t-il être pendu ? Ben, voyons donc. Il faut un dénouement-surprise, qui l’innocentera. Un Lemelin qui n’aurait pas trouvé un dénouement surprise ? Il n’aurait pas son buste au coin des rues Aqueduc et Châteauguay, à la place Roger-Lemelin, Normand Hudon, grand caricaturiste de 1955, croque Roger Lemelin dans le beau quartier Saint-Sauveur, je pense.