Par Gilles Simard
En 1971, avec mes deux collègues Réal et Joël, je travaille au Cégep Limoilou à titre «d’animateur-étudiant», un tout nouveau statut d’emploi qui fait suite à nos revendi- cations étudiantes, et qui illustre parfaitement l’esprit d’autogestion qui prévaut à ce collège contestataire de la Basse-ville de Québec.
Avec nos délirants slogans hérités des situationnistes de Mai 68 — Dans l’cul! Interdit d’interdire! Tout le monde tout nu! — nous nous réclamons des courants d’action directe et de contre — culture, et nous n’en avons que pour le Che, Guy Debord, Raoul Vanegem, Carl Rogers, Ivan Illich, Jerry Rubin, Angéla Davis et le F.L.Q.1
Un joyeux mélange, puissant, détonnant et explosif à souhait! Aussi, cette année-là, pour ne pas être en reste, nous décidons de nous en prendre au Carnaval de Québec, un événement jadis populaire et participatif, mais qui s’est malheureusement «dysneylandisé» et vidé de sa substance au profit d’une marchandisation effrénée.
Tôt en janvier, donc, nous faisons le tour des classes de sciences sociales et de philo, et nous gagnons un solide noyau d’étudiant–es à notre cause. En même temps, nous faisons travailler nos contacts à l’intérieur même de l’organisation du Carnaval, histoire d’en apprendre davantage sur les us et coutumes de la «bête» …J’ai une sœur qui bosse à l’exécutif et mon collègue Réal a son oncle qui travaille à la logistique des parades.
Nous mettons sur pied un comité d’action et le temps de le dire, un authentique carnaval «alternatif» prend forme. En plus d’inviter et de proposer un hébergement gratuit aux cégeps des régions, nous produisons des tracts, des affiches, des slogans, et nous accouchons d’un véritable manifeste socio-culturel, avec une image de Bonhomme, tuque et canne dessinées sur le modèle du patriote du FLQ.
Qui plus est, nous construisons en un temps record un anti-char du carnaval, que nous comptons introduire dans le défilé de la parade du samedi soir, à la Haute-Ville. Notre œuvre, qui se veut une caricature de l’insignifiance et du clinquant carnavalesque, est constitué d’une grosse charrette de bois munie de pneus d’automobile, avec un solide plancher sur lequel sont vissés des bouleaux et des sapins constellés de signes de piastres lumineux. L’arrière du char, lui, est occupé par un immense bol de toilette en papier mâché, qui sert de trône à notre propre Reine du Carnaval, son altesse «Queen-Kong1ère ». Celle-ci sera personnifiée par un de nos volontaires, revêtu pour l’occasion d’un magnifique uniforme de gorille aussi rare que coûteux, déniché in extrémis à Montréal.
Mais tout cela n’est pas assez… Gorgés de confiance et forts des concours de prises de nos célèbres initiations précédentes, nous en voulons davantage en matière d’exploits. Aussi, à l’unanimité, et bien que l’idée tienne de la folie pure, nous décidons de kidnapper le Bonhomme Carnaval. Rien de moins. Nous allons «gentiment» séquestrer le gros symbole «dégénéré», le temps d’une soirée, et ne le libérerons que contre de sé- rieuses promesses de changement à cette fête «décadente et bourgeoise». Ce sera un coup d’éclat extraordinaire, un chef – d’œuvre d’action et de provocation, et on entendra parler de nous partout en province, au pays, et même dans le monde entier. Rien de trop beau pour la chasse ouvrière! Évidemment, tout cela demande de la coordination, de l’organisation, de la pré- cision, un peu — beaucoup de chance et de l’audace, de l’audace, beaucoup d’audace… Une qualité qui ne nous fait pas défaut.
Au jour dit, le samedi six février au soir, à la mi — parade, vers les vingt et une heures, nous sommes au moins cent cinquante gars et filles du Cégep Limoilou et d’ailleurs, trépignant de froid, d’impatience et d’excitation aux abords de la rue Saint-Jean, à la hauteur de la boucherie Bégin, à deux coins de Turnbull, d’où arrive le défilé en provenance de Saint-Cyrille. La veille, nous avons dissimulé notre char et une fourgonnette dans un obscur espace adjacent, et, durant l’après – midi, nous avons biberonné, répété nos rôles et festoyé dans les tavernes et les restos du faubourg St-Jean-Baptiste.
Les étoiles scintillent, le froid mord, une pâle lune brille et les gens sautillent en soufflant dans leurs moufles. Nous luttons pour ne pas être avalés par ce monstrueux serpent humain de genoux, de têtes, de coudes, de cannes, de trompettes et de caribou qui voudrait bien nous broyer. De partout, jaillissent des sifflements, des imprécations, des applaudissements, des meuglements et des refrains de pochards.
Carnaval, mardi gras, Carnaval… La cé- lèbre chanson de Pierrette Roy est cent fois reprise et des milliers de fois amplifiée par le concert des voix avinées. Le vacarme est assourdissant et les policiers peinent à contenir la foule bigarrée qui s’ébroue au gré de chars multicolores, clowns bariolés, fanfares et majorettes congelées qui déambulent sur Saint-Jean.
Voilà maintenant le char des duchesses qui s’éloigne et celui de la Reine, outrageusement éclairé en rose et blanc, s’apprête à faire de même. La parade achève et venant de Turnbull, plus loin, nous voyons poindre le char de Bonhomme, celui qui clôt officiellement le défilé.
Avec Réal et Joël à mes côtés, je lâche alors un magistral et tonitruant «SALUTATIONS À JÉSUS…», auquel des dizaines de voix font écho avec un immense et retentissant «HOSTIE»… C’est le signal. Faisant une brèche dans la foule compacte, une vingtaine des nôtres surgissent de l’ombre en tirant la charrette déglinguée sur lequel Queen — Kong 1ère, la gorillesse, s’agrippe désespérément. Deux policiers veulent les arrêter, mais une vingtaine de loubards s’interposent. La barrière est soulevée et le singulier attelage, maintenant acclamé par une foule amusée, file à toute allure sur Saint — Jean, avec un peloton de policiers et d’officiels à ses trousses. Un joyeux bordel s’ensuit et beaucoup croient à un coup monté par le Carnaval lui-même.
Entre temps, le dernier char du défilé s’est immobilisé à notre hauteur et, ô miraculeuse chance, voulant souffler un peu, Bonhomme descend de notre côté et se met à trottiner vers le camion – escorte qui le suit partout. Nous bondissons tels des diables et profitons du bordel régnant pour entourer Bonhomme et le pousser de côté vers notre fourgonnette stationnée en retrait. Il y a un mouvement de panique, des officiels apeurés et des policiers effarés veulent nous stopper, mais notre commando ne cède pas d’un pouce. Tirant, grognant, bousculant la grosse peluche de sept pieds et quatre cents livres, nous parvenons à l’amener jusqu’à l’arrière du véhicule, et le catapultons à l’intérieur.
Envoye gros lard… Assieds-toi, pis tranquille! tonne un Réal au bord de l’apoplexie. Le chauffeur écrase et nous nous frayons péniblement un chemin jusqu’à Charest pendant que Bonhomme, lui, geint d’une voix lamentable et assourdie. Le micro vissé dans son oreille est détruit, et c’est à peine si on l’entend lâcher des sons bizarres comme «NÉ – Al… NÉ – Al… NAL – NAIRE…». De peur qu’il étouffe, nous nous hâtons d’enlever sa grosse tête postiche et là, en même temps que les sirènes de police qui se mettent à miauler autour, nous voyons jaillir la bobine cramoisie d’un homme qui roule des yeux effarés et qui hurle: «Réal, qu’est – c’est ça, calvaire?»
HORREUR et CONSTERNATION!!! C’est Albert l’oncle de Réal, qui est à l’intérieur! Celui sensé faire la logistique…
Deux jours après, à dix heures du matin, nous sortons enfin des cellules du Palais de Justice de Québec. J’ai un œil poché, la lèvre fendue, mais nous nous trouvons chanceux, car les seules charges retenues sont celles de méfait public. Et puis notre histoire a fait la une des journaux, ce qui n’est pas rien. Ne reste plus maintenant qu’à aller récupérer notre char au Parc Victoria… Ce matin-là, dans la brume du petit jour montant, jamais je n’ai trouvé autant de sens au slogan qui nous sert de leitmotiv: Vivre sans temps mort et jouir sans entraves. Jamais je ne l’ai trouvé aussi beau, riche, mais en même temps aussi lourd et couteux à porter. Mais, bof… Ne dit-on pas que: Le sel de la vie, c’est essentiellement le poivre qu’on y met? – Alphonse Allais
1- Situationnistes : Le situationnisme désigne un mouvement contestataire philosophique, esthétique et politique, incarné par l’Internationale situationniste, créé en 1957, en Italie.
Évidemment, on aura deviné qu’il s’agit ici d’une autofiction de l’auteur… Pourtant, à l’hiver 1971, il y eut bien un anti-carnaval avec hébergement, spectacles, manifeste, etc., au Cégep Limoilou. L’anti-char, tel que décrit dans le texte, existât bel et bien, et fut amené à bout de bras de Limoilou jusqu’à la rue St-Jean, au grand plaisir des badauds croisés en chemin. Malheureusement, nous ne parvînmes jamais à l’insérer dans la parade, faute de coordination, et nous dûmes le récupérer au Parc Victoria, après une saisie par la police de Québec. Quant à Bonhomme, et bien avant les Bleus Poudre, nous eûmes l’idée de l’enlever, mais le plan fut vite abandonné compte tenu des difficultés. La tradition de l’anti-carnaval fut néanmoins instaurée, et l’événement durera encore pendant quelques années après. Sur ce, «Joyeux Carnaval»!