Et c’est très digeste. Beaucoup plus, en tout cas, que l’aride saint Thomas d’Aquin de ma jeunesse. Normand Baillargeon, un « ami de la sagesse » vient de publier un livre succulent : À la table des philosophes. Grand format, papier luxueux, graphisme séduisant, tableaux d’époque, portraits, affiches, j’ai savouré l’ouvrage en me pourléchant les méninges. Y sont abordés les sujets suivants : dégustation de vins, péché de gourmandise, manger local ou mondial, végétarisme, choix des aliments, manger zen, l’alimentation de demain, la cuisine est-elle un art, les régimes minceur, manger oui, mais comment ?
Au fil des chapitres, le lecteur rencontre des penseurs célèbres, Pythagore, Socrate, Montaigne, Descartes, Peter Singer (que l’auteur rencontre en personne), Thoreau, Hume… En prime, nous découvrons d’intéressants inconnus, tel Norman Borlaug, prix Nobel de la paix. Des conseils praticopratiques, « écouter de la musique à table est une monstruosité de mauvais goût » (Kant), côtoient de grandes questions existentielles : jusqu’à quel point sommes-nous libres et responsables ? Les concepts philosophiques (scepticisme, stoïcisme, éthique, etc.), sont assaisonnés de science, psychologie, économie, sociologie, écologie. Ainsi, lors de la dégustation de vins, l’auteur met en scène Platon, Kant, Omar Khayyam (astronome et poète persan), Thorstein Veblen (sociologue américain), Hans Guttenwein (œnologue imaginaire) qui tous conversent agréablement. On y apprend que lors d’une expérience à l’aveugle faite en 2011, les goûteurs ne pouvaient distinguer un grand cru d’une piquette !
En tout temps, Normand Baillargeon expose des points de vue contradictoires. La cuisine est-elle un art ? Platon dit non. Tolstoï oui. Moi aussi ! Selon les concepts de Jean-Jacques Rousseau ou de John Locke, on accepterait ou rejetterait le locavorisme. De quoi l’alimentation de demain sera-t-elle faite ? Les idées alarmistes et optimistes se côtoient.
L’auteur fait également preuve d’un bel esprit critique. Il désapprouve Thomas d’Aquin qui fait de la gourmandise un péché capital, « alors que le meurtre, le racisme et tant d’autres choses bien plus sérieuses ne s’y trouvent pas » (page 36). Il jette un éclairage sans pitié sur la façon dont l’industrie alimentaire nous manipule, dénonce les régimes farfelus à la mode, et souligne les lacunes du Guide alimentaire canadien.
Par contre, il peut avaler tout rond certaines idées archi conventionnelles. Il approuve les OGM sans sourciller — faudrait fréquenter Les Amis de la Terre ; il nie les pouvoirs du jeûne — faudrait lire Albert Mosséri qui a supervisé 4 000 jeûnes ; il laisse passer l’argument de la Bible selon lequel l’humain peut manger les animaux parce que Dieu a dit à l’homme de les dominer. Ici, je me risque à faire un syllogisme aristotélicien : 1 — Dieu domine ses créatures dans l’amour et le respect ; 2 — l’Homme est fait à l’image et à la ressemblance de Dieu ; 3 — donc, l’Homme doit dominer les animaux dans l’amour et le respect.
Peu importe les divergences d’opinions, ce livre est savoureux. À un point tel que j’ai eu le goût d’élaborer la complexe cérémonie du thé, de lire Épictète, et de cuisiner la fondue de Brillat-Savarin (car chaque chapitre est agrémenté d’une recette). J’ai même failli faire de l’angoisse existentielle avec Sartre ! Mais je vais m’en tirer en pratiquant la méditation du raisin de la page 119.