En décembre 2018 le néolibéral Emmanuel Macron, dans le journal londonien The Economist, marchait, sur l’eau comme un Jésus moderne éclatant et souriant. Il coule aujourd’hui heurté par l’iceberg jaune du populo en proie à la réalité de la détresse. L’étoile du néolibéralisme a subitement terni. Mettre la France, et le Québec, au goût du jour de la globalisation capitaliste n’est pas une sinécure pour les maîtres du monde même lorsqu’ils jouissent de la complicité socio-libérale, cette gauche qui arrondit les coins du néolibéralisme et facilite sa progression. «
Dans ce mouvement, il s’agit de bien autre chose que telle ou telle revendication particulière (…). Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour. » (Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières métallos », La Révolution prolétarienne, Paris, 10 juin 1936). Cette remarque pourrait s’appliquer au mouvement actuel, même si certaines conditions diffèrent. Peut-être, à l’époque, ont-elles protesté sous pavillon syndical ? Et les syndicats appartiennent à la société civile.
À quoi appartiennent les Gilets jaunes ? Pour Mme Thatcher (1925-2013), chantre du néolibéralisme, ce ne serait que des individus, car il n’y a pas de société. Le néolibéralisme, le communisme, le fascisme, la théocratie, l’intégrisme religieux, ont tous un point en commun : désarticuler et détruire la société civile comme forme organisationnelle de la population et la réduire à une forme embryonnaire, à sa trame de fond, familles, ménages, clans, individus, en relation directe avec un État totalisateur et bienfaisant, en apparence, surtout si l’on s’y soumet.
L’enfer néolibéral se déploie sous le mode de la surveillance accrue, de la productivité, de l’injustice sociale, de la marchandisation de tout, de l’être humain et de ses valeurs, voire même de son identité, dernier refuge contre la globalisation. Et on passe de la consommation des biens à la consumation de l’être humain sans parler de la destruction de la nature que l’on met sur le dos du citoyen, en la faisant payer par lui et en enrichissant les trop nantis pour qu’eux seuls puissent survivre aux cataclysmes annoncés du futur. Dans la mesure où la société civile est obsolète, s’installe un néolibéralisme qui n’est en fait qu’un néofascisme. Car seule une société civile bien articulée et suffisamment autonome peut forcer un État ayant tendance au totalitarisme à devenir un État de droit capable de refréner les appétits des riches et des puissants de ce monde. C’est à cela que servent les diverses organisations issues de la société civile dont l’État s’efforce de contrôler et de limiter l’influence.
Dans la cadre du néolibéralisme, il y réussit passablement. Quand les gens souffrent de ne plus être défendus efficacement par leurs organisations, alors émerge la nécessité de se réorganiser sous des formes nouvelles. Les réseaux sociaux peuvent-ils être utilisés à cet escient ? Certes, ce sont d’excellents outils de mobilisation, et ils permettent sur le terrain une plus grande mobilité. Mais ils peuvent être récupérés et utilisés par n’importe qui. Qu’est-ce que cela change eu égard à l’efficacité de la mobilisation ? La technologie influe-t-elle sur la nature de l’événement ?
Une chose est sûre : avec les Gilets jaune, c’est la société civile non organisée, sa trame, son tissu, dont le gilet est déjà une forme organisée, qui se manifeste à l’aide des réseaux sociaux. Pour Gérard Biard de Charlie Hebdo du 19 décembre 2018, dans un article intitulé Les gilets facebook, c’est l’intrusion du virtuel dans la réalité « avec tout ce que ça implique de séduisant, de désolant, de contradictoire, d’absurde, de nombriliste, d’enthousiasmant et de révoltant ». L’abonné facebook descend dans la rue. Eh bien ! Les gens travailleront toujours avec les outils qu’ils ont à leur disposition et ils mettront au goût du jour les vieux instruments encore utiles. Sur les ronds-points de la République, il y a des rencontres qui se font, des amitiés qui naissent, des discussions et, peut-être, de belles idées et de nouvelles formes d’organisations qui émergent. La société civile fera encore l’histoire avec des valeurs nouvelles ou renouvelées et un mouvement original. Il y aura toujours une société et un avenir.