À l’instar de la cigale dans la fable, on imagine le musicien de rue jouant dehors pendant la belle saison, au coin d’une artère passante, ou en plein milieu d’une place publique bondée de touristes. J’avais aussi cette vision romantique du troubadour, ce personnage un peu insouciant qui se promène avec son instrument, sans trop m’être arrêté sur ce que représente vraiment le travail de musicien de rue. Dans une petite cuisine aux murs en bois du quartier Saint-Jean-Baptiste, début avril, j’ai eu la chance de discuter avec trois musiciens d’expérience qui m’ont parlé de leurs parcours et qui m’ont ouvert les coulisses du métier de musicien de rue.
À quelques jours de son départ pour Kharkov, Benoît est stressé. Son billet d’avion est acheté, mais il ne sait pas s’il partira. C’est la faute au cœur, pas au souffle de son accordéon, avec qui il voyage toujours. Il hésite à rejoindre une amoureuse, à repartir à l’autre bout du monde. On jase, on grignote un peu, des bouts de pain avec du fromage de chèvre. Au départ, je ne devais faire une entrevue qu’avec lui, on n’attendait personne, mais Guillaume, un accordéoniste qui a joué avec le groupe La Ritournelle, et Melaine, un contrebassiste, arrivent sans prévenir. Salutations, on fait du café dans la petite cafetière italienne. Benoît explique que je fais une entrevue pour le journal Droit de parole sur la musique de rue. Les deux gars sont ravis et, en moins de deux, la discussion est lancée, à mon grand bonheur.
Benoît Gingras — Parce que c’est informel, et l’informel, ça a plus de valeur que la scène. C’est une manière d’aller dehors, de voir du monde directement et d’avoir leurs réactions. Parfois, tu peux juste donner de la musique à fond, parfois, tu peux juste jaser. Ça dépend où tu joues.
Benoît — La spontanéité, la rapidité, le fait de pas avoir d’engagement, la possibilité de se déplacer. C’est vrai qu’il y en a qui sont plus assidus, qui jouent les mêmes choses tous les jours aux mêmes spots. Il y a pourtant des règlements qui obligent à varier le répertoire, mais ça n’est pas toujours respecté. Il y en a qui jouent le Canon de Pachelbel, Amélie Poulin et Für Élise tous les jours depuis des années.
Guillaume Berger-Sidwell — Pour faire de l’argent, il faut jouer quand il y a beaucoup de monde. C’est quand la température est plus clémente qu’il y a plus de gens, et ça, ça tombe pendant la saison touristique. Souvent, les sites contingentés sont attribués avec un système de pige, dans les murs du Vieux-Québec et dans le Petit-Champlain. Ça fait que des fois, les musiciens, on se déplace pour rien. Ça a quand même l’avantage de te donner un horaire et un site quand tu obtiens une place. À l’intérieur des murs, il faut vraiment se faire une carapace, parce que les gens prennent énormément de photos et de vidéos. Il ne faut pas le prendre personnel quand quelqu’un te filme dix minutes et ne te donne pas d’argent. À la fin de la saison, je suis beaucoup plus sensible à ça.
Benoît — Il faut dire qu’à Québec, il y a un protocole. Tu dois dépenser 120$ au minimum pour le permis de musicien de rue. Il faut payer pour un papier officiel qui dit que tu n’as pas d’antécédents judiciaires. Avant c’était une enquête gratuite, mais depuis quelques années, il faut payer 60$. C’est bon pour trois ans. C’est encore plus restrictif pour jouer dans le Vieux-Québec, mais ça ne m’intéresse pas. Dans d’autres pays, ça n’est pas arrivé que j’aie eu besoin d’avoir un permis. Des fois la police s’en mêle, mais ça se finit toujours bien. Les moments où il y a moins de trafic c’est bon. Quand il y a moins de monde aussi. Je veux m’entendre en premier, et que les gens se sentent bien. J’aime ça jouer le dimanche après-midi, vers trois heures et demie, quatre heures. Tu t’entends, pis le monde te donne quand même de l’argent. C’est vraiment l’fun.
Melaine Freud — S’il y a une règle dans le « busking » (faire une performance de rue), c’est qu’il n’y a pas de règle. Au sens financier du terme, ça peut aussi bien être très lucratif que pas du tout, indépendamment des conditions météorologiques par exemple, c’est très aléatoire.
Guillaume — C’est vraiment pour faire du cash sur la route. J’ai d’abord été attiré par l’accordéon. Ça a vraiment pris du temps avant que j’ai mon premier permis. On allait bummer des spots où on avait pas le droit de jouer. Après, dans les voyages, ça a plus été un truc de band. Le premier voyage c’était en stop, aux Îles-de-la-Madeleine. On avait joué sur le traversier. Le deuxième c’était en France. On était aussi en stop. On s’était mis en équipe de deux, on s’était pogné des cellulaires et on dormait sur des perrons d’église. On suivait la route des marchés publics. On s’installait le matin et on jouait là.
Melaine — Après les études en musique au cégep, des amis et moi avions décidé de partir en voyage et de nous financer à mesure en jouant de la musique dans la rue. Ça a tellement donné lieu à des belles expériences que j’ai par la suite toujours gardé cette volonté de jouer dans la rue, même dix ans après, même sans voyager.
Melaine — J’ai la chance d’avoir une contrebasse « spéciale », plus petite que les « complètes ». Je peux me déplacer à vélo avec, mais la plupart du temps, je suis à pied et la porte sur mon dos, puisque j’habite proche des endroits où il est permis de jouer à Québec. En tant que tel, mon instrument ne limite aucunement mes déplacements, et je n’ai jamais d’amplification, donc c’est la seule chose que j’ai à transporter, parfois avec une valise pour récolter l’argent et quelques CD à vendre.
Guillaume — La rue Kétanou, quand j’étais jeune, ça me parlait beaucoup. Ça parlait d’ouverture, de voyage, d’autres cultures. C’était aussi un moment de ma vie où je me remettais en question, et où je me posais des questions sur l’école. J’avais une soif d’autre chose. J’étais au cégep en théâtre et je me demandais si c’était une perte de temps. J’ai appris plein d’affaires, là ! Mais j’avais envie de monter mon propre truc, d’être mon propre patron. J’avais aussi d’autres amis qui étaient des moins bonnes influences, et qui m’incitaient à décrocher et à refaire le monde d’une autre manière.
Guillaume — 99 pour cent du temps, je joue seul. Ça me permet de faire de la chanson, et ça, ça pogne dans la rue. Quand tu fais de l’instrumental, c’est moins payant. Pour un gars seul, c’est mieux de chanter.
Guillaume — Aujourd’hui je suis moins actif, j’ai un contrat dans un restaurant. Je joue encore à l’occasion dans la rue, mais ce n’est plus mon revenu principal. Par contre ça permet d’obtenir des nouveaux contrats, c’est très utile. Benoît — Je ne sais pas vraiment si je me définis comme un musicien, j’ai tellement de respect pour ceux que j’admire, mais j’aime jouer dans la rue, et ce que j’aime surtout, c’est le contact avec les gens, je veux continuer de garder ça.
Melaine — Sans aucun doute, oui, tout du moins j’en garde l’intention : jouer de la musique dans la rue remet la musique à la « simplicité », et non à la mendicité. Ceux qui veulent la prendre et offrir de l’argent en échange peuvent le faire, c’est absolument libre et direct, et c’est ça qui est merveilleux.