Au printemps de 2012, un événement a déferlé sur le Québec auquel on a vite donné un nom : « Le Printemps Érable ». L’excitation était dans l’air ce printemps-là. Je l’ai ressenti. Je vais essayer ici de décrire la saveur que j’y ai trouvée.
Je pense que c’était la promesse de la jeunesse qui donnait au Printemps Érable sa spéciale beauté pour beaucoup de Québécois, et pour un nombre considérable de Canadiens.
Qu’est-ce que c’est, la promesse de la jeunesse ?
Les jeunes sont celles et ceux qui, un peu plus tard, seront le gros de la population d’une nation. Ils font toutes sortes de choses, les jeunes. Ils affectionnent presque toujours de nouvelles sortes de musique… Et, ils étudient.
Leurs musiques sont ordinairement moquées par les faiseurs d’opinion adultes. (Le hip-hop dans le moment, par exemple. Il est vu comme à la rigueur inoffensif… mais manquant la profondeur des chansons de John Lennon et Richard Desjardins, n’est-ce pas ?)
Mais leurs études, par contre, sont respectées. Puisque c’est par elles que les jeunes prennent connaissance des acquis des générations qui les précèdent. C’est par elles que les jeunes se qualifient pour agir, pour diriger la société un jour.
Et des jeunes qui sont dans la rue, massivement, qui manifestent, qui prétendent juger le système social, qui veulent le réorienter — eh bien, ils combinent les deux ! Est-ce qu’il faut condescendre, ou respecter ? Est-ce qu’il faut les dédaigner, ces jeunes, ou les aimer? Ils sont à la fois une folie passagère qu’on pourrait regarder avec condescendance; et un croquis courageux du futur.
Ce croquis, on en a peur si on est conservateur et on se sent menacé. Ou alors on voit dans ce croquis une promesse, un espoir, si on est de gauche et on a manifesté dans sa propre jeunesse. Le printemps de 2012 est arrivé juste comme le Québec était dramatiquement partagé entre ces deux camps.
En l’année 2012, le Québec continuait son train de changements commencé en 1960. Il était centré sur un Québec à construire avec la combinaison de deux éléments :
— L’indépendance du Québec (avec ses racines dans la langue française et la différence d’avec le Canada anglais et les États-Unis).
— La justice sociale (avec ses racines dans la vie des Québécois dans la classe ouvrière). Les deux avaient toujours bien avancé ensemble. En 1960, par exemple, avec la chute de Duplessis et du duplessisme.
En 1963 avec parti pris et le RIN. En 1968 avec la Crise d’Octobre et les chansons de Charlebois. En 1976 avec le PQ et le référendum. Dans les années 80 avec le féminisme et l’écologie.
Mais ici, un doute entre. Plaçons le début de ce doute en 1990. En 1990 arrive la Crise d’Oka. Les Indiens, se donnant un nouveau nom (« les Premières Nations »), bousculent les Québécois dans l’usage du langage anticolonial. Un premier référendum en 1980 n’arrive pas à arracher l’indépendance. Un deuxième référendum en 1995 vient très proche… mais rate la cible par un cheveu.
Mais le succès du Bill 101 a créé un nouveau facteur : des gens de souche immigrante, souvent avec des peaux brunes, parlent français et participent maintenant au Québec francophone. Les jeunes immigrants nous présentent un Québec qui n’est pas entièrement blanc et catholique comme avant. Dans les années 1980, les femmes revendiquent en tant que femmes, ne se contentant plus de suivre l’indépendantisme des gars. (Voir Maryse, un roman de Francine Noël.)
Dans ces mêmes années 1980, l’écologisme passe d’une préoccupation hippie à une nécessité pour toute la population.
Alors il y avait deux camps, et les deux camps réagissaient de deux manières différentes à la nouvelle situation. Un des camps disait, en substance :
La situation est nouvelle, alors nous avons une nouvelle idée de quoi faire. Nous ne sommes plus des pauvres, des gens tentés par le communisme. D’ailleurs le communisme est tombé; nous vivons dans un monde de l’économie de marché. Le Québec français est une nation de classe moyenne maintenant; saisissons les nouvelles opportunités que ce monde offre. Nos études nous préparent pour ça.
L’autre camp disait quelque chose comme :
Mais est-ce que la justice sociale est une chose bonne pour les pauvres seulement ? Ou est-ce une sagesse qui est bonne pour tous ? Et la moitié de la planète n’est-elle pas toujours dans le besoin ? La combinaison de la justice sociale avec notre aventure de peuple francophone est encore la bonne formule. Il faut juste la réviser pour la nouvelle nation que nous sommes. Reconnaître les femmes. Inclure les immigrants. Découvrir les Premières Nations. Questionner l’économie de marché. Nous avons vécu le Sommet des Amériques à Québec en 2001. Là, nous nous sommes battus pour la justice sociale avec des progressistes de partout. Nous nous sommes battus pour un monde humain, mais AVEC la nature, et pas en humains voulant dominer la nature.
Alors, voyant les fleuves de jeunes défiler devant ma maison et sur la côte Scott, je savais que leur insistance sur un gel des frais de scolarité était quelque chose de bien modeste. Mais j’étais AVEC ces jeunes gens. J’ai essayé de lire entre les longues lignes de gars et de filles, et entre les lignes de leur pensée. Qu’est-ce que c’était que cette inondation de manifs ? Que visait-elle ? J’y ai vu : refus de coupures libérales dans le social; appel à investir dans les hommes, les femmes, les enfants, les arts, les sciences, les communautés.
Je savais aussi que, à regarder les foules en mouvement, carrés de tissu rouge épinglés aux poitrines, les jeunes qui étaient les nouveaux éléments dans la situation du Québec, étaient assez peu présents. Je ne voyais pas beaucoup de noirs, d’Amérindiens, de Musulmans, de pauvres, de cyclistes, de jardiniers, d’écologistes. Des gens de ces groupes pouvaient même être parmi ceux qui avaient arboré le carré blanc et qui voulaient que les cours continuent, pour aller le plus vite vers leur diplôme.
Alors les jeunes blancs de classe moyenne que je voyais, ils portaient ces autres causes surtout par sous-entendu. Je lisais entre les lignes et je voyais un nouveau Québec plus créateur, plus égalitaire, plus social, plus socialiste.
Les étudiants du Chili étaient en marche pour la liberté en même temps que les Québécois, en 2012.
En France on a remarqué notre mouvement, au festival de Cannes par exemple, autour des gens du cinéma québécois qui étaient en lice. On avait appelé le mouvement le Printemps Érable en parodie du Printemps Arabe de quelques années avant — mais le monde arabe nous a-t-il remarqué ? Au moins un peu, je l’espère.
Mais l’intérêt du Canada anglais, de sa gauche, de ses campus, de ses auditeurs de Radio-Canada, de CBC… cet intérêt était patent. Je cite l’hebdo progressiste de Toronto, NOW :
« Toronto students say : We could use a Quebec-style student uprising. »
Je l’ai eu directement, aussi. Je suis en visite à Toronto, et un ami de la nouvelle-gauche me dit : « Gabriel Nadeau- Dubois — pourquoi démissionne-t-il si vite de son rôle de porte-parole ? Il avait une fameuse influence sur la société avec ce mouvement. »
Je ne pouvais pas répondre à mon ami, pas vraiment. Mais je pense que maintenant il est clair que le mouvement ne pouvait pas continuer de transformer les esprits autour de lui en restant purement étudiant. Il avait touché les citoyens progressistes de 30, 40, 50 ans, même de 70 ans. Il fallait solidifier ce contact avec la société at large.
Je vois deux grandes façons dont cela a été fait. Nadeau-Dubois a exploré l’avenue modérée. Il a fondé le mouvement Faut qu’on se Parle, qui a sillonné le Québec pour évaluer nos forces de changement, accompagné, j’ai remarqué, par des gens comme Maïté Labrecque-Saganash, jeune l’intellectuelle de la nation des Cri. Sa présence était Premières Nations, sa présence était féministe. Et au terme de cette exploration, l’homme du Printemps Érable a opté pour Québec Solidaire. Il faisait partie d’une relève à Québec Solidaire (Amir et Françoise étant pas mal prêts à passer le flambeau). »
L’autre tendance que je vois est représentée par l’ami que j’interviewe pour mon article aujourd’hui, mon regard sur la place des Carrés Rouges dans l’histoire de la nation.
Cet ami, l’approche modéré de QS le laisse sur sa faim. Il fait partie d’une tendance de plus en plus présente chez les jeunes. Il milite dans le mouvement anarchiste, il collabore au collectif La Page Noire. Il essaie, avec ses camarades, de bâtir une nouvelle culture de lutte. Mon ami n’est pas rébarbatif à l’idée d’un Québec indépendant, mais il n’aime pas les frontières, les douanes, les armées…
Comme cela, l’expérience « Érable » nourrit plusieurs gauches dans le pays, huit ans plus tard. Cette expérience a été un de nos tournants historiques importants. Et il est vrai qu’il y a une vieille série de questions qui est encore jonchée sur le territoire autour de nous. Combien le Québec égalitaire appelé par ce pouce-carré-de-coton-rouge sur tant de chemises en mai 2012, exige-t-il une indépendance ? Un état ? Une rupture ? Un comingtogether ? Combien de formes d’indépendance y a-t-il dans le monde ? Quelles seront les indépendances et les fédérations de l’an 3012, sur la planète terre ? Que peuton espérer pour les enfants des enfants de nos enfants?
Tout ça se discute, en français, dans le nord-est du continent nord-américain. Aujourd’hui, et dans le futur perceptible.
Un ami m’a aidé à réfléchir sur le Printemps Érable. Il est venu chez moi mercredi après-midi le 6 novembre 2019, on a pris du café, et il a raconté son intense participation, à vingt ans, aux actions de 2012. Ça a été son apprentissage de militant. Il a maintenant 28 ans. Voici un échantillon de ses souvenirs.
J’étais au milieu de ma deuxième année de CÉGEP. Je n’avais presque pas manifesté avant ça, mes parents m’avaient amené une seule fois à une manifestation quand j’étais petit garçon, contre la guerre américaine en Iraq. Ma mère était syndicaliste, mon père grand croyant aux idées de Rudolf Steiner : paix, fraternité, respect. Mais ils ne manifestaient pas.
La vie d’un manifestant était une vie sur la brèche. Il y avait des dangers. Dès le début, devant nous, la police était beaucoup là. J’ai reçu du gaz lacrymogène, et ça a été un choc pour moi, je peux dire. Alors la joie d’être en groupe pour la bonne cause était désormais entremêlée avec la tension, le danger, la peur de ce que la police pourrait faire. Mais j’aimais ça Dans notre CÉGEP on n’a jamais réussi à gagner un vote de grève. Nous étions un petit groupe qui voulait agir, mais un groupe très déterminé. J’assistais à mes cours, je visais mon diplôme, et j’avais une job dans une pizzéria en même temps. Triple horaire! Mais j’aimais la vie que ça me donnait. Je me suis faite une blonde dans ma première manif, mais ça n’a pas duré longtemps. Car elle aimait la foule, mais ne voulait pas que ça domine sa vie, nos idées nous divisaient.
Nous nous tenions au café étudiant. Grandes discussions; une des étudiantes avait beaucoup d’éloquence et de persuasion, de la colère parfois aussi, contre les injustices. Elle était anarchisante, mais très féministe aussi. Prenant ses influences dans toutes les traditions de gauche. Et j’ai commencé à prendre ma part dans le leadership. Cet été là j’avais commencé à lire Kropotkine (un anarchiste complexe que j’ai lu sans comprendre) et Malatesta (un anarchiste plus activiste, vulgarisateur). J’avais toujours aimé les romans. Mais les essais sur des questions sociales sont entrés dans mes lectures.
Je ne me suis pas senti beaucoup représenté par les porte-parole du mouvement étudiant. Martine Desjardins, Léo Bureau- Blouin, Gabriel Nadeau-Dubois… Même si je reconnais des bonnes personnes qui ont essayé de suivre les mandats que le membership leur avait donné. Jeanne Reynolds, je m’y reconnaissais un peu plus. Et c’est vrai que ça peut être bon parfois d’avoir une voix dans un parlement. Mais nous, on essaie de changer la culture. J’aime l’idée de la diversité des tactiques. Et pour moi ça ne veut pas juste dire accepter que la violence peut émerger dans une lutte. Tiens ! Peindre une murale peut être une très bonne tactique aussi !