La chair de l’homme

Par Francine Bordeleau
Publié le 17 juin 2020
Simon Lambert, Les crapauds sourds de Berlin Hamac, Montréal, 448 pages.

Avec ce deuxième roman, l’auteur de Québec Simon Lambert effectue une plongée saisissante au cœur de la psyché masculine.

En 2008, pendant que la Vieille Capitale s’apprête à célébrer son 400e, le narrateur des Crapauds sourds de Berlin, un jeune homme dans la vingtaine, rentre au pays après avoir pérégriné quelque temps en Europe. Il a vu un certain nombre de villes et visité pas mal de corps féminins, sans avoir tellement exulté pour autant. Le voilà donc de retour, ce fils prodigue de personne, optimiste comme une porte de prison et toujours avec la testostérone dans le plafond.

Mais faire l’amour est une chose, et «faire du couple» en est une autre. Le couple, «je l’ai cherché partout, depuis mes premiers poils je l’ai voulu», affirme d’entrée le narrateur. «Voulu trop, voulu mal», précise-t-il toutefois. Sa quête du Graal amoureux s’est heurtée, se heurte encore à maints obstacles, à commencer par son goût irrépressible pour les «divas du Net» et une imagerie pornographique qu’il n’a que trop bien assimilée.

La violence du consumérisme

Durant la première moitié de 2008, qui est la période couverte par ce roman décliné sous la forme d’un journal intime, le narrateur travaille dans un resto et s’attache à une barmaid, peut-être parce que celle-ci se révèle plus cynique ou désabusée que lui. «Couche avec moi», lui intime d’ailleurs cette Josiane (ou Marie-Ève? On ne sait pas trop son véritable nom…) sans autres précautions oratoires. Déconcerté, le gars. Pris à son propre piège….

Mais tout le monde qu’on rencontre ici est piégé, au premier chef par l’idéologie de la marchandisation, qui contamine et même détermine tout le réel, y compris les relations interpersonnelles et amoureuses. Dans la société de consommation qui est la nôtre, chaque individu est un produit à plus ou moins grande valeur ajoutée, et cela vaut davantage encore pour les femmes, ce dont Simon Lambert semble du reste persuadé.

C’est ainsi que le narrateur, nullement un homme rose pourtant, en vient peu à peu à entendre les femmes. Marion, par exemple, qui vit peut-être en enfer avec son François, qui est peut-être, lui, une brute ignoble sous des dehors sympathiques et son regard «de gars qui vieillira bien». Cette violence millénaire, Lambert l’évoque de façon allusive, en enfonçant le clou par touches successives. Le procédé, d’une efficacité imparable, a plus de force que bien des discours explicitement dénonciateurs.

Effondrements

En plus de se livrer à une exploration du désir masculin, Simon Lambert entame une discussion sur La fin de l’histoire et le dernier homme (Flammarion, 1992), essai fameux dans lequel Francis Fukuyama soutient que la chute du communisme, symbolisée par la chute du mur de Berlin, marque le triomphe ultime de la démocratie libérale.

S’il réfute Fukuyama en lui opposant la figure de la révolutionnaire Rosa Luxemburg, assassinée à Berlin en 1919 et souventes fois évoquée ici, Lambert dresse un portrait assez sombre du monde. Jusqu’à la ville de Québec, ce chantier permanent, qui se lézarde de partout! À lire néanmoins, pour l’incandescence de l’écriture et la singularité du propos.

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