Quand on parle de « patrimoine architectural », ce sont les grands monuments qui nous viennent en premier à l’esprit : à Québec, on pense à l’édifice du Parlement, à l’hôtel Château Frontenac, à quelques ensembles comme le monastère des Augustines de l’Hôtel-Dieu, ou encore aux huit églises que la Ville de Québec a retenues en 2017 pour être conservées en priorité. Dans la presse, ces bâtiments sont souvent qualifiés de « joyaux », des «trésors» ayant une «valeur patrimoniale exceptionnelle», qu’ils soient effectivement classés (ou cités) en tant que monuments historiques ou non.
Viennent ensuite toute une panoplie de bâtiments aux significations variées, comme les maisons ayant été habitées par un personnage historique, les lieux publics ayant été témoins d’événements importants, les structures témoignant d’une époque ancienne ou d’un mode de vie révolu : moulins, édifices militaires, etc. Malgré cette diversité, il y a un point commun important entre tous ces bâtiments : leur singularité, leur valeur individuelle bien établie.
La notion de « patrimoine urbain », par contraste, réfère à tous ces bâtiments aux formes qui, tout en étant caractéristiques d’une certaine époque, ne sont pas exceptionnelles, à toutes ces constructions plus ou moins apparentées, quasi anonymes, qui constituent le tissu de base d’un quartier ancien. Le «patrimoine urbain» concerne en effet l’ensemble, davantage que les édifices considérés individuellement. C’est la rue bordée de petits immeubles résidentiels, aux façades de briques, quelques-unes en pierre, avec des ornements variés (qui sont souvent tirés de catalogues), des corniches à différentes hauteurs, un oriel de temps en temps, des couleurs qui ne sont pas agencées. Ou encore c’est la rue commerciale avec des édifices de styles variés, d’époques différentes, dont les vitrines ont été maintes fois transformées. Le « patrimoine urbain », c’est en outre la trame des rues qui correspondent aux différentes phases de développement d’un quartier, et dont le rapport à la topographie donne à Québec ses vues très caractéristiques, cette ouverture vers le paysage environnant, le fleuve Saint-Laurent et la rive sud, ou la vallée de la rivière Saint-Charles et les Laurentides.
Et le « patrimoine urbain », c’est enfin le contexte qui donne du sens aux monuments plus importants, comme les églises et les édifices publics. Ce patrimoine est évidemment beaucoup plus difficile à « classer » et à protéger que les grands monuments puisque la valeur historique de chacune de ces maisons ou de chacun de ces édifices commerciaux ne se compare en rien à celle des premiers. Des mesures de conservation ont néanmoins été développées au cours du XXe siècle: la Commission d’urbanisme et de conservation de Québec (CUCQ), qui existe depuis 1925, a été créée à la suite des premiers bouleversements de la ville intra muros. L’arrondissement historique du Vieux Québec, quant à lui, a été créé en 1963—une mesure en partie inspirée par la loi Malraux (1962) et la notion de «secteurs sauvegardés», en France.
Mais force est de constater qu’aujourd’hui la cohérence du tissu urbain des quartiers centraux est mise à mal à plusieurs endroits, non seulement dans le Vieux Québec, mais aussi dans les faubourgs Saint-Jean-Baptiste, Saint-Roch et Saint- Sauveur, ainsi que dans le quartier Montcalm. De nouveaux bâtiments qui, uniquement par leurs dimensions hors d’échelle, n’arrivent pas à s’intégrer à leur contexte immédiat sont apparus à plusieurs endroits depuis dix ou douze ans, comme autant de signes accusant de vétusté le reste du quartier avec arrogance. Il faut se demander combien d’immeubles plus ou moins anciens peuvent être ainsi sacrifiés avant que le caractère de la rue, voire celui de tout le quartier, ne soit irrémédiablement compromis. Il faut aussi se demander si les mesures de protection existantes sont suffisantes, ou si leur efficacité ne s’est pas effritée au fil des ans, car l’argument est à peu près toujours le même : tel immeuble ne possède pas, en lui-même, une grande valeur patrimoniale, on peut donc le démolir…
La protection du «patrimoine urbain», lorsqu’elle est efficace et conduite avec discernement, amène aussi avec elle la protection de l’équilibre social qui dépend d’un bon stock de logements locatifs à prix raisonnables, d’appartements aux dimensions suffisantes pour des familles, et de la présence d’une bonne variété de commerces de proximité. C’est tout cela qui est mis en cause par le processus de gentrification que les comités de citoyens et organismes sociaux dénoncent de plus en plus fortement aujourd’hui.
Soulignons que la protection du « patrimoine urbain » est tout à fait compatible avec une architecture contemporaine de qualité—mais elle ne l’est pas avec la vision de promoteurs qui cherchent uniquement à augmenter leurs «pieds carrés» à coups de dérogations aux règlements de zonage. La gentrification, qu’il faut distinguer de la notion plus large d’embourgeoisement, peut en effet conduire à la rupture de l’équilibre social dans les quartiers où elle s’implante, car elle transforme le régime de propriété (la prolifération des «condos»), fragilise le sentiment d’appartenance des résidants, et exacerbe les tensions liées aux inégalités sociales. Pour protéger les «patrimoines urbains», il faut éviter le piège de la valeur historique individuelle et renforcer les mesures qui favorisent le meilleur entretien du tissu urbain existant, dans une perspective à long terme.