Les confidences d’un «travailleur essentiel»

Par Francine Bordeleau
Publié le 17 décembre 2020
Jean-François Aubé, Mort d’un commis de dépanneur, Montréal, Lévesque éditeur, 2016 pages.

Il est bègue, mais ça ne l’empêche pas de causer. De se parler à lui-même, plutôt. Bienvenue dans la tête du commis du dépanneur « Chez Accommodation Song & Song », un homme aux contours imprécis versé dans l’observation de ses frères humains.

Le narrateur de La mort d’un commis de dépanneur vient de quitter son emploi dans le domaine de l’intelligence artificielle (il travaillait à l’élaboration d’un dictionnaire numérique) et a déménagé dans une autre ville afin d’échapper à un agent de recouvrement exemplairement tenace. Il se fait embaucher comme caissier par Monsieur et Madame Song, dignes et stoïques propriétaires d’un dépanneur aux allures de magasin général fréquenté par une clientèle haute en couleur.

Regards sur la faune locale

Ils s’appellent Antoine, monsieur Normand, Guillemette, Béa, Michèle, Sylvie la pie ou encore Sœur Catherine, ces habitués du dépanneur qui ont tous leurs manies, quand ce n’est pas leurs dépendances. Leur liberté se limite à peu de chose : « choisir entre de la cochonnerie et de la cochonnerie ». La plupart achètent bière, cigarettes, boissons gazeuses et billets de loterie. Ainsi Guillemette, la cinquantaine timide et pluvieuse, se pointe chaque jour à 17 h 05 exactement et ressort immanquablement avec deux gros Coke Diète et un paquet de John Player King Size bleu.

« J’ignore […] quel terrible poids s’ajoute à l’attraction terrestre pour accabler ses épaules, je ne connais pas tout ce qui, dans sa vie, concourt à transformer une emplette en épreuve de force et de courage, mais je suis persuadé qu’on ne recueillerait pas plus de lumière dans le sourire exténué de l’haltérophile après son meilleur arraché », dira le narrateur à propos de cet homme.

Voilà une phrase qui donne une bonne idée du ton de l’ensemble. Le narrateur, personnage plutôt flou et indéfinissable, affiche volontiers son cynisme et son désabusement, et pose sur ses clients un œil peu amène, puis livre la substantifique moelle de ces pauvres hères en quelques images fortes et fulgurantes. C’est ainsi que le dépanneur un brin miteux exhale une poésie inattendue.

Sur le mode existentialiste

Quand il n’observe pas les gens, ce narrateur sans nom et apparemment sans affect s’adonne à l’œuvre de chair. Le sexe est un passe-temps agréable, et peut-être même nécessaire, qui ne débouche cependant sur rien. À peine permet-il de meubler le vide sans pour autant chasser l’ennui sidéral qui habite (qui ronge?) le narrateur.

Ce dernier n’est pas sans rappeler Hervé Jodoin, personnage principal et narrateur du Libraire, un roman aux accents fortement existentialistes de Gérard Bessette paru en 1960 que l’on peut considérer comme un des classiques de la littérature québécoise. Voilà une référence dont Jean-François Aubé, auteur originaire de la Gaspésie qui signe ici un premier roman après avoir déjà publié un recueil de nouvelles, n’a certes pas à rougir. Aubé s’affirme assurément comme une plume à suivre.

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