Je m’appelle Éliane Megan, je suis étudiante en littérature, et j’ai vingt ans. Récemment, j’ai loué un grand studio curieusement situé dans la maison même où Nelligan aurait écrit une grande partie de ses poèmes; il s’agit de la demeure de la rue Laval transformée en petits logements.
Je crois y avoir découvert à l’intérieur d’une vieille armoire un étrange et ancien manuscrit qui serait le Journal intime que le poète aurait tenu début 1898 jusqu’au jour de l’internement, soit le 9 août 1899.
Il va sans dire que l’on se retrouve très loin des interprétations communément admises, tant sur le plan de la biographie que des diverses analyses du corpus. Mais à qui vais-je remettre ce document une fois ma lecture terminée? À l’institution littéraire dominante, aux spécialistes de son œuvre encore existants? Je ne sais trop… Toujours est-il qu’il brise carrément le mythe que l’on s’est forgé depuis la fin du XIXe siècle, se situant aux antipodes de la fameuse préface de Louis Dantin ouvrant Émile Nelligan et son Œuvre de 1904.
Ce Journal, le voici:
ÉMILE NELLIGAN
JOURNAL, MONTRÉAL, JANVIER 1898 – AOÛT 1899
J’écris ceci, moi le Poète pour ne pas sombrer, étant donné que je suis la Proie de tous ceux et celles qui m’entourent. Et l’on dirait, aussi, de mes propres créations…
Les Fêtes ont été horribles. Cette bonne Société montréalaise bien-pensante, les pantins littéraires de l’École littéraire avec leurs textes et déclamations stupides. De Bussières qui se prend pour un génie, et ses idées de Grand Voyage, de Voyance avec son absinthe. Et toujours Dantin – Dieu qu’il m’a aidé à vivre, à écrire –, qui me tourne autour constamment. Et ces Spectres qui commencent à sortir des murs de ma chambre… Père qui me crie, me crie. Cette belle présence de Mère, à l’époque des longs après-midis de Chopin, ces soirées d’il n’y a pas si longtemps. Nos étranges conversations et échanges… Cela n’est plus. Elle pleure, parfois, contre ma porte.
Je sors en cachette, parcours rues et ruelles surtout le soir. Marchant et marchant, je me rappelle mes premières lectures : Baudelaire, Verlaine, Rodenbach. Toutes ces tentatives d’écriture dans une famille déchirée, cette soi-disant »bonne société »… Mes fuites dans l’alcool avec de Bussières et les autres avec qui nous lisions tous ces merveilleux vers venus d’Europe, et ceux de cet étrange écrivain d’Amérique : Edgar Allan Poe. Tous ces fantômes, ces spectres, ces Horreurs ! J’aime mieux rester dans ma Tour d’Ivoire que de vivre en cette société. Mais il me restera toujours ce souvenir des longues soirées avec Mère, le piano et Chopin. Cette belle présence de Mère, de Femme…
Une fois, Père, de retour d’une de ses inspections dans le Bas du fleuve nous a surpris en cette intimité. Et il me met à la porte sous le prétexte que je ne veux point travailler parmi la vile plèbe. Toute cette populace aux allures de vermine!
Qu’importe le monde! Depuis que je suis membre de l’École littéraire de Montréal, mon existence ne s’améliore guère. J’ai quitté le Collège Sainte-Marie, mais en faisant de belles rencontres comme Edith Larrivée qui chante comme un Ange tombé des Cieux et qui se sert de bien autre chose que de sa voix. Et cette prétentieuse de Robertine Barry, brillante et cultivée.
J’aime mieux ma vie de bohème et ces rencontres avec ce faux curé de Dantin – homme, cependant, de très grande culture. Il me donne des cours en particulier et m’aide à peaufiner mon écriture mais cela, en échange de quelques rencontres au Crépuscule. Et je ne sais plus trop ou j’en suis avec mon écriture fondée sur des pièces éparses sans liens. Lors d’une de mes récentes nuits passées dans les églises, j’ai longuement fixé toute une série d’Anges que l’on distingue sur les colonnes, les autels. Le Récital des Anges! Motifs du Récital des Anges!
Il va sans dire que toutes ces imageries catholiques comme ces anges, chapelles en ruines, ne servent que de camouflets à ma révolte contre cette société victorienne, chrétienne, hypocrite. Ce qui ne m’empêche point de me sentir devenir réellement fou. Une société fausse, en plus de Poésies me bousculant avec de trop étranges imageries; tout cela devient fort déroutant.
Comment me retrouver dans tout cela? J’ai quand même pu réciter quelques poèmes à l’École littéraire. On semble, parfois, m’apprécier mais je ne suis pas tout le temps certain que cette poésie est mienne. Je récite l’intégral au père Seers qui copie tout et me le refile. Souvent, je ne m’y reconnais point, et tente en vain de réécrire! Il faut dire que ce Seers-Dantin est très fort intellectuellement, et extrêmement séducteur. C’est comme si nous écrivions à deux, mais c’est lui qui tient la Plume.
Mes Manuscrits sont surchargés de ratures, montrant souvent deux écritures; une qui est carrément de moi, et l’autre, provenant d’un autre… Cela provoque une étrange confusion. C’est comme si Dantin profitait de mon inspiration et, aussi, d’un état de noirceur qui m’envahit de plus en plus. Et cela, tout en désirant m’aider tout en cherchant sa propre gloire.
Mon Amour ne va qu’ à Mère et à mes chers Spectres que Père m’envoie le soir lorsqu’il me coupe le gaz. Il me faut voler tout le temps des bougies dans les églises, mes refuges… Ce ne sont pas ces petits bourgeois de l’École littéraire qui vont me recueillir. Et tout ce vagabondage va finir par me tuer ou pire: me faire enfermer.
Est-ce bien un mal d’être un poète rêveur et bohème? Mère l’est, rêveuse, artiste – nous sommes presque un couple dans l’intimité. Est-ce de la folie? Quand je regarde sa photographie alors qu’elle n’avait – comme moi – que dix-neuf ans… on dirait ma sœur, mon sosie en femme.
Je suis quand même heureux d’être publié dans certaines revues comme Le Samedi ou Le Monde Illustré. J’ai encore visité Dantin à la maison du Très Saint-Sacrement sur l’avenue Mont-Royal. Nous avons discuté du pouvoir libérateur de l’Art. Mais je pense surtout à Chopin, à son amour de L’Art pour l’art. Tandis que je n’ai que mépris pour ce clown de Fréchette avec son amour de la Patrie, pour ce Canada-Français. Toute cette corruption surgissant de la vie politique.
J’aime mieux me terrer comme un spectre fuyant l’agitation, comme ce Fantôme de l’Opéra Garnier à Paris qui effraie tout le monde. Hier, j’ai presque poussé Père dans l’escalier quand je l’ai surpris à déchirer mes Poèmes. Seers-Dantin ne sait que faire contre cela. Il ne me reste que Bussières et sa sale mansarde du Vieux-Port – ses rats et toute cette stupide prostitution.
Je hais autant la »Haute » que la »racaille ». Mais où suis-je?
Toutes ces visions et ces voix dans ma tête; il n’y a que l’alcool qui me calme. Et comment écrire comme cela? J’ai à peine dix-neuf ans et suis prisonnier de moi-même… Un Esprit-Prison dont je ne puis sortir. Ai-je trop aimé la Poésie? Ai-je trop souffert? Mais souffrir de quoi? Je suis, sans doute, réellement malade et vivant dans une société bornée, fermée a toutes formes de significations autres que l’art mercantile.
Je préfère mes hallucinations et les caresses de de Bussières et celles de Dantin à tout ce qui nous entoure. Maintenant, Mère me repousse – je lui fais PEUR. Elle me HAIT.
Je me replie de plus en plus dans ma petite chambre de la rue Laval avec mon écriture et mes chers Spectres. Ils me parlent, maintenant, comme des personnes réelles et m’ordonnent d’étranges choses comme tuer Père et Mère, mes sœurs Eva et Gertrude.
Je frappe contre les murs.
Je lis, je bois, et écris tous ces poèmes inspirés de Poe. Parfois, sainte Cécile m’apparaît, entourée de ses Chérubins, splendide et nue. Elle me parle doucement, me console et me souffle des vers bizarres.
On m’a réadmis à l’École littéraire dans ce beau Château de Ramezay. J’y ai récité quelques poèmes sans grande conviction.
Encore ces horribles et insipides Fêtes, cet innommable Jour de l’An. Étant né un 24 décembre et baptisé le 25, on m’a cru offert par les Anges. J’ai souvent pensé que j’étais né Poète! Quelle farce! Ce Noël, je le passe avec de Bussières. Nous ne faisons que boire et parler de voyages. Pauvre imbécile!
J’ai, cependant, quelques idées d’écriture: l’appréhension d’un Vaisseau qui sombre… De plus, je m’achemine vers la finition de La Romance du Vin. Je vais tout faire afin de pouvoir réciter ce poème à l’une des séances de l’École littéraire en présence de ces zouaves. Vivement la Fin de tout cela.
On dirait que je me dirige de plus en plus vers une Poésie spectrale. Je lis, relis Edgar Poe et me détache de Seers-Dantin ainsi que de mon pauvre Arthur. Que va-t-il devenir dans cette sombre tempête qu’est notre monde? Je le vois mort dans la bourrasque. Je m’en fous, Je l’exècre. Qu’il crève avec son absinthe, ses coquerelles et ses rats.
On m’a suggéré de me prendre en portrait. On dit, maintenant, »photographie ». Nous sommes allés chez Laprés et Lavergne. On croirait un portrait truqué! Je ne suis ni beau ni diaphane comme cela; on dirait une imagerie romantique. C’est, à la fois, joli et grotesque. À quoi cela va-t-il me servir? Soupçonne-t-on que je vais être un jour célèbre? Va-t-on se servir de mon Oeuvre? Ou ne serai-je qu’un Poète de papier? J’ai le sentiment d’un grand effondrement, d’un désastre imminent… Des crises de plus en plus fortes me font chavirer, hurler dans cette petite chambre-cercueil. J’ai frappé Mère.
Je perds mes repères. Je ne suis que perte et entends la navrance des choses. Maintenant tout est mort et mes Poèmes seront sans doute perdus.
Je suis enfin au cimetière entouré d’Anges de pierre et ne désire m’adresser qu’aux Spectres »Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre… »
On cogne de plus en fort à la porte. Je crois reconnaître les voix de Père et de Mère: des voix inquiétantes, insidieuses. Je reste ici à la lueur des chandelles, et écris en buvant. Je nage en pleine déraison. Toutes les Voix du monde hurlent en moi. Ces coups dans la porte, les miens dans les murs. Mes parents et mes sœurs comme des Furies diaboliques. »Or, j’ai la vision d’ombres sanguinolentes… » Et ces Spectres tournoient autours de moi, ils grincent, hurlent, m’assaillent, me commandent de tuer, me lancent des injures.
J’essaie de terminer mon Vaisseau d’Or. Vont-ils défoncer et me prendre comme un bête sauvage? Qu’ils me laissent en paix!
Mon oeuvre, Dantin, J’ai besoin d’aide. Mes Spectres ricaneurs vont-ils me défendre? Non…Je n’ai plus d’alcool: je vais leur demander de m’en apporter. Mais ils se rangent du côté de ceux qui m’assaillent.
J’AI PEUR
»Anges maudits, veuillez m’aider! »
Le Manuscrit s’arrête brusquement à cet endroit. Qu’est-il arrivé réellement? On dit que son père David a fait venir les policiers, des médecins accompagnés d’infirmiers. On aurait défoncé la porte de sa chambre, et Nelligan – délabré et docile – les aurait suivis de son plein gré complètement affaissé devant sa mère atterrée. On l’a immédiatement conduit à l’asile Saint-Benoit-Joseph-Labre, en ce 9 août 1899. Nelligan sera inscrit comme »pensionnaire », et classé : »Dégénérescence mentale. Folie polymorphe ». Terminologie d’époque pour schizophrénie.
Ce Journal m’a presque brisé et pourrai-je reprendre mes études »nelliganiennes » après cela? Et, encore une fois, que faire de ce Manuscrit?
FIN