La vie des marionnettes

Par Francine Bordeleau
Publié le 7 novembre 2022
Louis-Philippe Hébert, Le meilleur tour de magie de David Couverfield, Montréal, Lévesque Éditeur, 2022, 360 p.

Un prestidigitateur au point met au point ce qui est censé être le plus ambitieux de ses tours. L’écrivain Louis-Philippe Hébert transforme cette «grande illusion» en rien moins qu’une métaphore de la vie elle-même.

Drôle de type que Grégoire Gavier, entré à la SAAQ, organisation qui n’est jamais nommée que par son acronyme, à la faveur d’un «programme spécial d’accueil aux éléments différents ». Ayant un besoin maladif de stabilité, il mène une existence hyper routinière, voire végétative, modulée par le travail. Durant ses journées de congé, il dort, histoire d’éviter la déstabilisation que causerait trop de temps libre. Il est peu séduisant. «Petit. Maigre des pattes et des bras. Malingre sauf pour le ventre. Timide. Effrayé de tout. » Or cet être falot se trouvera plongé dans une aventure abracadabrante.

Ayant reçu par la poste un billet gratuit, Grégoire assiste à un spectacle du célèbre prestidigitateur David Cloverfield. Même qu’il en sera l’un des participants malgré lui. En digne émule de David Copperfield, Cloverfield entreprend de faire disparaître une douzaine de spectateurs choisis au hasard dont, bien sûr, notre fonctionnaire. Ils sont donc douze, installés dans une (fausse) minifourgonnette sur une scène de la Place des Arts. Puis tombe une toile opaque. Exit le groupe des Douze… aux yeux du public, du moins.

Et pendant que le spectacle continue, où sont-ils donc, que font-ils donc, nos voyageurs imprudents? Telle est la question qui sert de prétexte au roman.

Salle d’attente

Qui dit magie dit truc. Nécessairement. Et Louis-Philippe Hébert ne tente nullement de faire croire le contraire. La proposition du prolifique écrivain (quelques dizaines de livres à l’actif de ce romancier et nouvellier) est ailleurs.

À partir du numéro de Cloverfield l’illusionniste, Hébert transpose ses personnages dans un espace-temps autre, dans une sorte de monde parallèle. Un monde où ceux-ci sont tout à la fois observateurs de leur environnement (le public de la Place des Arts, en l’occurrence) et d’eux-mêmes. Un monde nébuleux, fantomatique, aux allures de no man’s land, où des personnages trépignent dans l’attente de réintégrer le réel, de réapparaître enfin. Un monde sans assises précises, éminemment étrange en somme, que des personnages assez fantomatiques eux aussi tentent vainement d’appréhender.

L’âme humaine

Et si ces personnages étaient fantomatiques parce qu’ils n’en forment qu’un seul? En tout cas le vrai protagoniste du récit, c’est Grégoire Gavier, à lui seul est conférée une véritable substance. Il est le pivot de l’histoire, lui dont nous découvrons progressivement l’histoire complexe, lui manipulé par un demiurge qui est peut-être, ou peut-être pas, l’illusionniste David Cloverfield. Cloverfield, un nom plutôt ironique, au croisement de Clover Leaf, la fameuse marque de produits de la mer, et de Copperfield, le célébrissime magicien qui a lui-même (autre ironie?) emprunté son nom à un héros de Charles Dickens. Et est-ce un hasard si Gavier a le même prénom que le protagoniste de La Métamorphose, de Kafka?

Grégoire Gavier comme cristallisation de l’humain façon 21e siècle?

Reste que ce dernier livre de Louis-Philippe Hébert est un roman riche, dense et stylisé qui se prête à de nombreuses interprétations et lectures.

 

Erratum: Le titre de la chronique précédente de Francine Bordeleau aurait dû se lire «Tuer la bête » et non «Pamphlet contre les dominants.

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