Quelque part en septembre ou novembre 84, Doc me raconte une histoire qui ne tient pas debout. Pas même à boire assis dans cet estaminet de la rue Couillard. Le vent poussiérissait notre guéridon en plywood; près de la fenêtre s’entassaient des passants qui passaient. L’humeur de Doc est impassible, stoïque devant les frayeurs de la vie, immuable contre les marées, vent pas vent. Il discutait du ménage dans la marina du Vieux. Il a épinglé sans mandat des contrevenants. Tantôt une journée ou deux dans une oubliette sur Victoria, plus tard des conflits sérieux avec certains plaisanciers. On n’entendait pas à rire!
Quelques Légendarios à la mémoire d’anciens combattants ; les langues se délient et il me raconte cette histoire: Tout a commencé il y a longtemps, très jadis. Un oncle de Doc, alors que ce dernier peinait à atteindre ses 18 ans, lui a partagé une histoire invraisemblable: Doc serait issu d’une longue lignée d’aristocrates pauvres, dont le fil généalogique remonte le temps jusqu’à un philosophe des lumières, Denis Diderot: –
Bon bon, Doc, tu es un aristocrate? Tu fouilles la généalogie pour te dégoter une histoire romanesque?
– Je te dis !
– Je ne te crois pas.
– Ben, je te le dis !
– Bof, ne te crois pas.
– Je te le jure!
– Bon, allez, disons ; je te crois…
Mon oncle est l’arrière-petit-fils de Marie-Angélique Wilhelmine Caroillon de Vandeul. Il s’agit de la fille de l’orfèvre Denis-Simon Caroillon de Vandeul, petit-fils de Diderot.
– Si on questionne les noms à fendre un panneau publicitaire, faut dire qu’ils donnaient dans la longueur… Cela dit, viens au fait Doc !
– J’arrive, j’arrive. Marie Wilhelmine, pour faire plus court, a donné naissance à un enfant issu d’une relation adultère. Il fallait cacher cet enfant qu’on ne saurait recevoir chez les pieux et les bigots.
Ce capitaine de bateau a supporté la traversée en Amérique avec ce chiard. Il pleurait sans discontinuité, au point de faire fuir les poissons. Les mousses du bateau ont demandé à quelques reprises si l’enfant pouvait être jeté à l’eau, ni vu ni connu or, ce téméraire tenait à cet enfant, il en était le père. Après avoir mâté toute forme de quenailleries sur le navire, il s’aperçut d’une dérive. Le bateau ne se dirigeait plus dans l’estuaire du golfe Saint-Laurent; le courant les avait remorqués, comme une chaloupe viking, vers la côte plus au nord. Quelques semaines à dériver, les eaux étant agitées, décembre a sonné le glas de cette nouvelle colonie. Les tempêtes et le froid eurent raison des moussaillons et du capitaine. La coque a frappé un flanc rocheux, peu survécurent, sinon l’enfant qui encaissait les turbulences comme un enfant.
Il y a eu ce cuisinier pour aider notre jeune pousse à quitter les eaux glaciales afin de le remorquer sur terre. Ce fut le grand fait d’arme du vaillant maitre queue qui soupira une dernière fois tout près de l’enfant: «Fasse que ce monde soit meilleur…» Il n’a pas terminé sa phrase, il a poussé un petit pet’ et a disparu dans l’ombre d’une terre nouvelle.
– Quelle histoire idiote Doc !
– Attends, je ne t’ai pas dit la suite.
– L’enfant devient roi ??
– C’est plus fou que tu ne le crois…
L’enfant chialait comme un enfant. Une grande dame, vêtue d’un manteau capable d’embarquer une classe de maternelle sous la fourrure, prit ce jeune braillard délaissé pour l’amener au sein de sa communauté. Sur place, on ne savait pas trop quoi faire de ce pleurnichard abandonné. Ici, on a proposé de l’ajouter à la famille d’un tel, tantôt de le donner en cadeau à une communauté plus au nord. Or, cette dame au manteau gros comme un magasin Costco n’en démordait pas : elle s’en occuperait comme son fils, puisque la communauté semblait impassible devant cette aube qui annonçait peut-être une promesse.
– Tu cites du Romain Gary ?
– Un peu de poésie, non!
– Allez ! La suite…
L’enfant est devenu grand, soit. Par un matin givré dans la plaine sourde, un marin français fit surface. Par-delà les mers et les terres, tel Ulysse, ce vieux loup de mer quasi aveugle réclama ce garçon – devenu grand. Cette dame, au manteau-caveau, l’observa et, dans sa langue riche, la sienne, elle dit:
«: Vos enfants ne sont pas vos enfants. Ils sont les fils et les filles de l’appel de la Vie à elle-même, Ils viennent à travers vous, mais non de vous. Et bien qu’ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.»
– Doc, tu as copié Gibran?
– Oui, ça sert le récit.
– Ok…
– Donc ?
La suite viendra. Or, cette histoire, bien que surréaliste nous annonce un personnage à venir, c’est-à-dire Le Comte Diderot de la Romaine, qui va chambouler tes croyances, peut-être cette histoire t’aidera à mieux me saisir. Comprendre mes origines alambiquées.
– J’avoue que tu captes mon attention! Aurons-nous une suite avant la Noël ?
– Ne sois pas impatient, elle mérite qu’on s’y attarde lentement, c’est une grande histoire. Tandis que le vent fermait les clapets des vasistas tout près de la table, j’ai volé une copie du Figaro. Il traînait sur le comptoir.