Soixante ans après l’émergence du Front de libération du Québec en 1963, Sylvain Garel, historien, professeur et critique français, lance une brique de 608 pages dans la fenêtre de notre mémoire collective : Le FLQ dans la cinématographie québécoise publié chez Somme Toute. Celui qui est aussi un militant écologiste et conseillé municipal à Paris, retrace les liens vivants entre l’histoire du Front révolutionnaire québécois et celle du cinéma (principalement) québécois et canadien.
Fruit d’un projet doctoral jamais terminé, ce rapport d’enquête touffu recense 207 films complétés, 18 œuvres inachevées, 17 projets, quelques compléments réalisés depuis 1963 jusqu’à aujourd’hui et comportant des liens complets, partiels, allusifs ou indirects avec le thème du FLQ et de la révolution québécoise. L’ouvrage revient ainsi sur les bouleversements accompagnant les actions du Front en explorant la forme, l’usage et le sens des images cinématographiées dialoguant avec ceux-ci, mettant aussi à l’avant-plan l’expérience des cinéastes.
Prenant la forme d’un dictionnaire analytique, le panorama réalisé réunit autant des courts que des longs métrages documentaires ou de fiction. La présence de titres de projets militants comme Nous sommes tous des prisonniers politiques (1980) de Richard Jutras, un film du Comité d’information sur les prisonniers politiques (CIPP) et de l’intrigant Classe et classe, vidéo réalisée en 1973 traitant de la répression d’une manifestation étudiante dans une polyvalente de Charlevoix, met l’eau à la bouche de ceux comme moi pour qui l’éducation politique est d’abord passée par le cinéma.
Ces titres y côtoient des classiques comme Les Ordres (1974) de Michel Brault ou Octobre (1994) de Pierre Falardeau, le tout dans un ordre chronologique reliant ceux-là à un char de propositions des plus subversives aux plus conservatrices et contre-révolutionnaires. Chaque œuvre est résumée avec des informations sur les réalisateur-trice-s et leur projet, incluant parfois des notes sur leur réception par le public et la critique, formant un ensemble qui nous immerge dans l’histoire du cinéma devenu québécois, naissant selon Garel, en même temps que le FLQ. Une naissance en tension, comme le rappellent plusieurs fiches de film notamment où apparaissent des points de compréhension, de collaboration, d’appui, mais aussi d’indifférence, de distance et de fracture entre les gens du milieu du cinéma en relation avec l’action politique révolutionnaire des années non-tranquilles.
Sous la fiche de Taire des Hommes de Pascal Gélinas et Pierre Harel, film dénonçant la répression à la fête de la Saint-Jean-Baptiste en 1968, l’auteur souligne qu’Harel et Paul Rose auraient eu un projet de documentaire fleuve fait avec toutes les images de « tout ce qu’il y a de plus dégueulasse au Québec », dont l’exploitation des travailleur-se-s, le sort des aîné-e-s, le chômage, etc. Un projet qui devait prendre son sens dans une stratégie plus large… Le FLQ aurait alors enlevé le lieutenant-gouverneur, qui aurait été remis aux autorités en échange d’une diffusion de ce film doublé de commentaires du Front pendant 24 heures à la télé publique. Les responsables se seraient ensuite simplement rendus aux policiers et auraient assumé leur geste. On parle ici de cinéma politique !
L’ouvrage relate également la disparition d’un film du même Harel, perquisitionné lors d’une descente. Sombreros inutiles (1 970), au contenu qualifié de « prémonitoire », n’a pas été balayé comme des œuvres moins malchanceuses aux environs d’Octobre 70. La seule copie existante semble perdue à jamais. Grossissant le conflit entre l’État canadien et le cinéma politique, avec la nomination de l’unilingue anglophone Sydney Newman à la direction de l’ONF en 1970, l’institution se radicalise. Newman ira jusqu’à interdire la diffusion de trois films : On est au coton de Denys Arcand, 24 heures ou plus de Gilles Groulx et Cap-d’espoir de Jacques Leduc.
Mais qu’est-ce qui néanmoins a pu motiver autant d’investissements, de plans et de tournages, sinon l’intriguant contraste entre le caractère secret des modalités d’action du Front et l’incandescent rayonnement public de leurs objectifs politiques, accentué par le vertigineux renversement révolutionnaire que ses militants opèrent dans le sens et l’usage qu’ils font de la violence, et enfin la recherche de l’intérêt public qui appelle le Front et qu’il appelle nécessairement. Si le livre de Garel dévoile une vaste réserve cinématographique peuplant ce vertige, il me semble que sa lecture nous demande aussi quel film reste à faire pour déployer les ailes de notre mémoire intranquille?