Nous sommes au début des années soixante, au Lac Beauport, où ma famille et moi demeurons depuis une couple d’années. Noël approche, l’école est finie et je suis de plus en plus excité à l’idée des réjouissances à venir : la messe de minuit à la petite chapelle du Lac, le réveillon, les cadeaux, tout ça m’emballe et rend cette période particulièrement pétillante pour mon âme d’enfant. Un temps béni en fait, où mes frères et moi nous nous épuisons à jouer au hockey sur les étangs gelés et surtout, à relever les centaines de collets que nous avons installés un peu partout dans les bois, au nord de la rivière Jaune. Avec cette activité de plein air, nous amassons un peu d’argent de poche et ce grâce au petit gibier attrapé et vendu aux alentours : cinquante cennes le lièvre et une piasse et vingt-cinq la perdrix, ce n’est pas rien pour des ti-culs du Lac-Beauport-prolo !
C’est la magie des Fêtes : réveillon, bombance et cadeaux arrivent enfin. Ciel que j’ai hâte. Je trépigne et je flotte dans un bel entre-deux, dans l’anticipation d’autres moments encore plus agréables, comme durant ces voyages en train entre Québec-Jonquière, pour aller voir nos cousins Tremblay et notre grand-père Simard, ce bon vieux qui sait si bien nous gâter. Ce sont de longs voyages de nuit, en passant par Rivière-à-Pierre et Chambord, avec des trappeurs, des bûcherons à moitié saouls et aux aurores, des ours qui fouillent les vidanges le long des rails ; nous avançons et nous reculons au rythme des portes qui claquent, dans des wagons où ça sent le vieux cuir, le tabac et le gros gin, avec des passagers qui jouent de la musique à bouche et des «trainmen » qui proposent « chips », « peanuts » et des oreillers pour dormir.
Je suis d’autant plus énervé qu’à la fin du semestre, vu mes résultats d’examens quasi parfaits, les maîtresses de la petite école St-Dunstan ont décidé de me faire sauter ma cinquième année. Ça signifie qu’en janvier, je rejoins mes frères aînés en sixième dans la classe des grands, et ça veut dire aussi un cadeau supplémentaire mérité, qui sait …
Quelques jours avant Noël toutefois, ma mère, qui revient de Saint-Roch, me lance d’un air accablé : « Y restait plus grand-chose dans les magasins. Pour les cadeaux, faudra que vous vous fassiez une raison, vous-autres les enfants. Avec la paye de votre père au CN, on a ben juste de quoi passer l’hiver. La maison, l’huile à chauffage, l’épicerie, on n’arrive pas. »
Le ton las et les yeux tristes de ma mère me refroidissent et je deviens d’autant plus anxieux que cette année-là encore, elle a dû négocier âprement avec mon père pour pouvoir nous faire vivre un Noël « sur le sens du monde ». Ce dernier déteste les Fêtes autant que les curés – parce que ça ravive chez lui de profondes blessures d’enfance – et s’il n’en tenait qu’à lui, nous passerions tout droit. Le gros fun quoi ! Évidemment, son avis compte parce que chez-nous, la loi, les sous et la force brute, c’est lui, alors que tout le reste, la maisonnée, le budget, la santé et nos besoins particu#liers, c’est ma mère. Une mère résignée mais toujours aux petits soins. Une mère-courage, sagace et tenace, pieuse et généreuse, qui compense la dureté de son mari en distillant plein de bonté dans son entourage.
— Votre mère ? C’t’une sainte ! s’exclament volontiers les voisins pour qui « endurer » mon père et tenir une maison comme la nôtre, relève de l’exploit quotidien. Et tellement aussi, nous passons pour malcommodes, la trâlée d’enfants que nous sommes.
Le 24 décembre finit par se pointer et le soir venu, grâce à l’oncle Paul qui nous sert de taxi, nous voilà empilés et frétillants comme des sardines dans un des bancs arrière de la chapelle catholique Saint-Dunstan, ouverte et chauffée exprès pour la messe de minuit. Il y a foule. Des riverains ont traversé le lac à pied, à skis ou en raquettes et les autres sont venus en auto, en carriole ou sur leur motoneige. Les notables sont dans le premiers tiers de la nef, là où l’humble crèche de bois est la plus visible, et nous autres, les familles prolos, on est à l’arrière et sur les côtés comme il se doit.
C’est Monseigneur Garant qui officie et missel en mains, bien engoncés dans leurs somptueuses fourrures, le premier ministre Jean Lesage et ses enfants s’alignent vertueusement dans la première rangée. Les chaufferettes géantes ronronnent, les gens suent et dans l’air chargé, des effluves de parfum et des miasmes de renfermé se mêlent aux odeurs de neige et de froid qui arrivent du dehors. Je souris en entendant l’oncle Paul se plaindre du « parfum-à-la-moutarde » de sa voisine et ma tante Françoise qui exècre les odeurs de transpiration humaine.
Il est né le divin enfant ! L’assistance est fébrile, la musique retentit, le chœur s’époumone et les cantiques se mettent à défiler pendant que l’officiant marmonne sans répit prières, psaumes et litanies. Ça déboule. En le voyant gesticuler, j’ai une pensée pour le chapelain gourmand des contes de Daudet qui n’avait qu’une hâte : expédier ses Trois messes basses pour aller enfin s’empiffrer à la somptueuse table de son châtelain.
Nouvelle agréable ! La messe est finie, la foule s’ébroue gaiement et en sortant, caché derrière une auto, j’aperçois Guérin, un des matamores de l’école, en train de pisser dans ce qui ressemble à une bouteille de bière vide. Hilare, le grand imbécile fait mine de m’en offrir une gorgée. Cochon, va ! C’est dans une étable ! À la maison, y a de la magie dans l’air : ça sent bon le sapin, les beignets et la tourtière. Soupes moelleuses, pâtés bien croûtés, salades et cornichons à volonté, nous nous goinfrons. Bien repus, le cœur palpitant, nous voilà au salon, devant l’arbre de Noël scintillant, là où s’entassent les mystérieux paquets.
Mon père est absent et ma mère commence par mes petites sœurs qui reçoivent des ensembles de broderie, des patins de fantaisie et même une poupée « noire » pour Johanne. Noire ? ! On n’a jamais vu ça, mais pour#quoi pas ? D’abord étonnée, ma petite sœur est ravie. Puis, vient le tour de Jacques, l’aîné, avec une splendide hachette et un gros couteau dans leurs beaux étuis de cuir. Ça promet pour nos expéditions de chasse ! André lui a droit à des albums de Tintin et une belle paire de raquettes.
Et moi… Moi ? Catastrophe ! Alors que je m’attendais à au moins une paire de patins, on m’offre les douze tomes illustrés de l’encyclopédie jeunesse du Coq d’or. Des livres cartonnés, à peine emballés, qui
m’ont l’air aussi banals que ceux proposés par les vendeurs ambulants de chez Groslier. Je n’arrive pas à cacher ma déception. Non mais… Gênée, ma mère s’en aperçoit, et c’est ravalant mes larmes que je monte à ma chambre cette nuit-là. C’est injuste !
Le lendemain matin, pourtant… Ô joie ! Il y a un nouveau paquet-cadeau au pied de mon lit. C’est une magnifique paire de bottes indiennes avec un bonnet à queue de raton-laveur que mon père (eh oui !) a acheté d’un collègue du Village Huron et ramené après son quart de nuit. De vrais mukluks en cuir d’orignal, avec des perles et des franges, et un chapeau de fourrure qui vont faire de moi un vrai coureur des bois, comme Pierre-Esprit Radisson, mon héros. Tassez-vous les zombies ! Davy Crocquett-Simard s’en vient ! J’en pleure de joie. Ma mère, elle, arbore un de ses plus beaux sourires …
Noël, Noël ! ! !
Gilles Simard, dix ans
Épilogue : Mon bel attirail de Wendake n’aura duré que le temps des roses. Trop dur avec le matériel, le beau Gilles ! Par contre, entre les Tintin, les Spirou et les Bob Morane, les douze albums de l’encyclopédie du Coq d’or ont fini par m’apprivoiser. Soir après soir, ces précieux amis ont nourri mes rêves et mes pensées en m’ouvrant à la connaissance universelle. Je les en remercie.
Très beau texte qui rejoint tout une génération des années cinquante et soixante.
Bravo Gilles pour ta culture et ton écriture.