À près de 90 ans, le grand écrivain nigérian Wole Soyinka livre une fable féroce, cynique et jouissive sur le monde d’aujourd’hui.
Auteur d’une œuvre abondante où se démarque notamment la pièce de théâtre La Mort et l’Écuyer du roi publiée en 1975, Wole Soyinka, premier écrivain africain à recevoir le Nobel de littérature (en 1986), n’a toutefois que peu exploré la forme romanesque. Chroniques du pays des gens les plus heureux du monde n’est en effet « que » son troisième roman. Mais quel roman !
Bienvenue au Nigéria, sixième pays le plus peuplé du monde avec ses 220 millions d’habitants. On y trouve du pétrole, une industrie cinématographique prospère (Nollywood), des dirigeants corrompus, un groupe djihadiste armé (Boko Haram) et des prédicateurs en quantité. À ce propos, voici justement Papa Davina, imposteur patenté et faux prophète. Obligé d’interrompre précipitamment ses études au Royaume-Uni parce qu’accusé de tentative de viol par une condisciple, et endetté, il a fondé, de retour au pays natal, Chrislamabad, un Disneyland de la religion présenté comme « la véritable cité de Dieu et d’Allah ». Il subjugue les foules grâce à une parfaite maîtrise de la publicité et du marketing, et offre de la spiritualité dans « un emballage créatif ».
Papa Davina a l’oreille des politiciens, à commencer par celle du premier ministre, Sir Godfrey Danfere : un manipulateur né lui aussi, un opportuniste prompt à user de tous les stratagèmes pour se faire réélire. Stratagèmes qui, dans le Nigéria imaginé par Soyinka, n’ont pas de limites. À preuve, le gouverneur de l’un des États les plus démunis du pays a réussi à instaurer un ministère du Bonheur et à le doter d’un budget stratosphérique qui sert à endormir la population en plus de profiter aux amis du pouvoir. C’est dire !
Des ombres planent toutefois sur le gouvernement de « Sir Goddie », à cause d’un médecin bien intentionné. Le docteur Kighare Menka, qui soigne les victimes de Boko Haram, découvre qu’un trafic d’organes, organisé à l’échelle nationale et relié à des pratiques rituelles, transite par son hôpital. Le bon docteur ne le sait pas mais du coup, il s’apprête à plonger dans un sacré nid de vipères.
Le docteur Menka est l’un des rares personnages du livre à faire figure d’honnête homme, et on aimerait bien que, tel un héros à la John Grisham, il triomphe des puissants.
Or Wole Soyinka n’a pas du tout opté pour cette voie. Les turpitudes et les malversations de ceux qui écument le système, de ces élites qui ont le chic de manger à tous les râteliers, des personnes haut placées restent ici sans beaucoup de conséquences.
Mais si le propos de Soyinka est foncièrement pessimiste, l’ensemble, écrit dans une langue incroyablement imagée, se révèle absolument truculent. Rien que les prêches de Papa Davina, ses aphorismes creux aux allures de slogans (« du mal naît toujours le bien », par exemple) sont un régal.
En fait, tout le roman est un régal, et pas seulement pour ceux qui connaissent un tant soit peu le Nigéria. Car ce dernier opus du grand Soyinka est une satire politique aux accents universels.