Intemporel habitude

Par Michaël Lachance
Publié le 27 juin 2024
1981  Photo: J. Marcotte

Le passage des piétons sur Couillard est discret. Ma table zyeute la maison de Louis-Fréchette et celle de François Xavier-Garneau; un peu en oblique, elle est à 10 mètres, (je dois étirer le cou), mais elle donne sur le coin d’une rue.

En 1981, alors que je marchais tout croche, j’ai mangé mon premier croque-monsieur ici. Habillé en cow-boy, je traînais mon fusil acheté chez Aubaine Choc par ma grand-mère paternelle, à Chicoutimi. Le shérif débarquait en ville ! Bon, à trois ans, on n’est dictateur de rien, ce sont des photos trouvées dans mes boites qui me racontaient à nouveau tout ça. Pour certains, il s’agit d’une Madeleine pour pousser le bouchon sur 1500 pages, pour moi, c’est ce café, mon premier souvenir de Québec. Grouillant.

Venir au monde

Je dis premier souvenir mais je mens. Je me souviens de ce spectacle de Sylvain Lelièvre à l’Hôtel de cette ville. Il signait un chef d’œuvre, Venir au monde, et moi, j’arrivais dans ce monde de merde !

Rien n’a changé. Les touristes ont troqué la carte du vieux pour une appli, ils ne semblent toujours pas orientés… À l’odeur, plusieurs vont vers Saint-Jean et un McDo tout près. Les gens de ces quartiers ne mangent pas de la merde de clown. Les passeux de Floride ou Beauport, n’y manquent pas…

La barista ne me demande pas :

– Legendario, doc ?

– Avec un doigt de glace, merci !

Elle m’apporte mon rhum cubain habituel, elle le dépose, sauf qu’elle se dresse d’une posture sévère et me lance : – Ça va faire 50 ans qu’on existe !

– Et ? – Tout le monde s’en fout !

– Ce n’est pas nouveau, c’est le cynisme de notre époque.

– On aurait aimé ça en parler, tsé.

– Tu m’en parles, Ma…u.. ? – Maude !

– C’est ça.

– J’ai des soucis de mémoires.

– Ça me semble générationnel ! Maude est retournée derrière le comptoir du café, elle emballait les croque-monsieur pour les congeler :

– Je suis désolé, Maude.

– Bah, de quoi ?

– Vous avez prévu une fête pour ce moment important ?

– Non.

– Et pourquoi ?

– On va pas fêter notre survie depuis 50 ans !

– Certains en font de grandes manifestations grandioses pour 5 jours…

– Ouais, mais Doc, on est fatiguées…

Ma première fois, Chez Éluard, a décidé de mon amour pour l’endroit.

Les rues pavées et serpentines du vieux Québec ne pouvaient pas évoquer de souvenir, puisqu’avant 3 ans, on n’a pas de mémoire, dixit Piaget. Pourtant, sans rien nommer, tout mon corps habitait cet endroit, puisqu’il m’a mis au monde !

– Maude, je peux avoir un double ? – Bien sûr. Tu fêtes quoi ?

– Le vendredi, là-bas, celui de demain, il flotte aux vents lointains.

– Moi aussi j’aime Baudelaire.

– Tu aimes la poésie ? – Non.

– Qu’aimes-tu donc mystérieuse étrangère ?

– Qu’on cesse de me faire chier pour un salaire de merde. Qu’on me laisse vivre en paix !

Je veux quitter mon chum pis je suis pognée dans une crisse de dépendance économique qui m’empêche de sortir de ça, j’ai envie de me jeter en bas du Cap-Diamant, je vire folle !!!

-Nous pourrions virer fous ensemble ?

-T’es con tabarnack! Tu comprends ce que j’essaie de te dire ? Je ne peux même pas me payer un studio !!!!

– Oui. La crise du logement est sévère :

– À qui le dis-tu !!!

J’entends cette grogne en sourdine, un requiem de Fauré en fâché majeur qui risque de déplaire… Je me souviens des Plaines, de la rue Sainte-Ursule le matin, des cafés. L’odeur d’une buanderie et celle de la fournaise de la boulangerie, au coin. Plus rien ne sera comme avant. Je n’ai pas 50 ans, mais je vais offrir une fleur à cet Intemporel, mon amour. Pour tout ça et pour la suite… Elle s’annonce… révolutionnaire.

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