Avec ce seizième opus, l’écrivain britannique R.J. Ellory signe un grand polar campé dans la noirceur opaque des Appalaches.
Trenton, Géorgie, vous connaissez? Un patelin d’environ 2500 âmes situé dans le comté de Dade, à proximité de la frontière du Tennessee et à 220 km d’Atlanta, la ville natale de Margaret Mitchell, auteure du célébrissime Autant en emporte le vent. Bref, nous sommes ici dans le Sud profond en même temps qu’au cœur des Appalaches, une région aussi vaste que misérable ayant souvent servi de décor à l’écrivain américain Cormac McCarthy, entre autres.
La misère, les frères Victor et Frank Landis, nés à la fin des années 1940, l’ont bien connue, à cause de leur père. Un « taiseux » celui-là, un homme violent abonné aux « espoirs illusoires » qui mettra trois ans à mourir du cancer… Les deux frères sont devenus shérifs. Puis ils se sont sérieusement querellés, au point où Victor ignore qu’il a une nièce âgée de 10-11 ans. Il apprendra ce « détail » à la mort de Frank.
Frank Landis a été assassiné de façon assez sadique et Victor, qui vit dans le Tennessee, est obligé d’aller à Trenton pour identifier le corps. Dans la foulée, il amorce sa propre enquête, qu’il doit toutefois interrompre car des cadavres d’adolescentes ont été retrouvés sur son territoire. À partir de là, les choses se précipitent. D’abord, les découvertes macabres se multiplient. Victor constate ensuite que des crapules font la loi dans les environs. Et il semble bien que Frank Landis, policier intègre s’il en fut, avait décidé de s’attaquer à cette mafia locale. Pour son plus grand malheur, apparemment.
Plusieurs éléments contribuent à la force de Au nord de la frontière. Au premier chef, il faut mentionner le soin qu’a apporté Ellory à la composition des personnages, à commencer par le protagoniste. À priori, ce Victor Landis n’est pas forcément sympathique, ou du moins pas rigolo : solitaire, voire un brin misanthrope, il est de tempérament austère et on pourrait même le qualifier de psychorigide. Mais c’est surtout un personnage complexe, hanté par des remords et des regrets et quelque peu écrasé par son passé de misère. Pour résumer, la vie est pour lui quelque chose de difficile et il est bien incapable de faire semblant d’être heureux.
Et le voilà donc à poursuivre l’œuvre de son frère, de ce frère qu’il aurait pu mieux traiter, parce qu’il doit combattre la même abjection. Abjection, le mot n’est pas exagéré, car les bandits qui sévissent dans la région sont une représentation du mal absolu. Leur seul credo : l’argent. Et pour en avoir plus, tous les trafics (vie humaine, armes, drogue…) sont bons. Il vient un moment où l’on se met à songer à L’Obscurité du dehors (Actes Sud, 1991), peut-être le plus « appalachien » des romans de Cormac McCarthy. Dans les deux cas, l’humanité semble avoir disparu de la terre, tout comme la morale, et le monde est en sang et en cendres. En proie à une grande misère.