La naissance d’un « Droit de Parole »

Par Vital Barbeau 1er permanent à Droit de Parole
Publié le 30 septembre 2024
C’est cette caricature produite en 1975 qui a valu au journal une poursuite de la Ville de Québec. Archives DDP

La naissance d’un « Droit de Parole » C’est d’abord en réaction au manque intérêt chronique des médias traditionnels à l’égard des préoccupations et des luttes des groupes populaires dans les années 1970, que des militants délégués de différentes organisations de la basse-ville de Québec (Marie Leclerc du Comité de citoyens de l’Aire 10 dans St-Roch, Louise Vallières et Gilbert Hamel du Comité de citoyens de St-Sauveur et Armand St-Laurent du Centre coopératif des travailleurs) formèrent un groupe de réflexion sur cette problématique. Ce comité sera transformé ensuite en conseil d’administration provisoire. Les membres du comité décidèrent à l’unanimité que le meilleur moyen de remédier à cette lacune dans l’information serait de créer un journal autonome et indépendant, mais dont l’intérêt serait centré sur les groupes et les quartiers populaires du centre-ville de Québec, en solidarité avec les luttes d’ici et d’ailleurs.

Il a d’abord fallu trouver le financement nécessaire à l’embauche d’un coordonnateur de projet. J’eus l’honneur d’être sélectionné pour être le premier « permanent » de ce journal. Sans doute parce que j’avais déjà une bonne expérience dans le journalisme étudiant, autant dans la rédaction que la mise en page, en particulier avec le journal « Deux Mai » (un journal intercollégial régional), mais aussi de photographe à la pige pour différents journaux, syndicats et groupes populaires de Québec. Au départ nous avons été hébergés au 435 du Roi, un immeuble regroupant des organismes militants chrétiens, avant de déménager ensuite au Centre communautaire du centre-ville de Québec au 570 du Roi.

Les objectifs

Ce journal se voulait totalement différent de ce qui pouvait exister dans le milieu. Il ne serait pas au service des élites locales, des commerçants et des pouvoirs politiques en place. Dans un contexte de rénovation urbaine sauvage au niveau municipal et d’exploitation éhontée dans les milieux de travail (salaire minimum à $2 / l’heure en 1974), il urgeait de permettre aux citoyens et aux travailleurs de s’exprimer sur leurs conditions de vie et d’organiser des luttes de résistance. Ses objectifs seraient donc guidés par la justice sociale et la prise de parole populaire.

L’éditorial du premier numéro, paru en septembre 1974, l’exprimait clairement : « … nous voulons donner la chance d’exprimer leurs problèmes, leurs besoins et leurs opinions à tous ceux qui n’ont pas accès aux médias officiels et à tous ceux (citoyens et travailleurs) qui ne détiennent pas les commandes du pouvoir. Nous voulons aussi permettre aux groupements populaires de la basse-ville, engagés dans une démarche de mobilisation communautaire, de faire connaître leurs objectifs et leurs actions ».

L’organisation

Pour le 1er numéro, l’équipe de rédaction était constituée de militants de groupes populaires ou collaborateurs des quartiers centraux : Laurent Drolet, Hélène Lévesque, Paul-Yvon Blanchette, Marie-Reine Asselin, Maurice Barbeau, Marie Leclerc et moi-même. Il faut signaler que très tôt d’autres membres réguliers se sont joints au comité : Marie-Andrée Comtois, JeanMarc Rioux, Cécile Cormier, Patricia Gignac, Daniel Jean, Daniel Therrien, Tony Beaupré, sans compter les nombreux collaborateurs occasionnels d’organismes. Il est à noter que Gilles Simard a été collaborateur (et il l’est encore) dès le 2e numéro du journal, dans un article témoignage sur le défunt Hôtel St-Roch, devenu sur les derniers milles un haut lieu de la prostitution à Québec. L’équipe faisait « à la mitaine » si on peut dire (c’était avant l’utilisation des ordinateurs) la composition typographique et le montage du journal, prêt à être photographié, gravé sur plaque et imprimé par « L’Éclaireur », une imprimerie syndiquée de Beauceville.

La priorité avait été mise sur la publication des deux premiers numéros, mais il a fallu développer également la structure organisationnelle. C’est sous l’appellation de « Communications Basse-Ville » que le journal fut incorporé. L’assemblée générale de fondation du journal s’est tenue le 23 octobre 1974. Quatre comités y furent officiellement créés : recrutement, financement, rédaction et distribution. Se sont ajoutés au Comité provisoire pour former le premier Conseil d’administration : Lucie Girard, Serge Roy et Louis-Rolland Ouellet. Notons que le comité de rédaction du journal était une forme de collectif d’écriture, à un point tel qu’à compter de son quatrième numéro et pour un certain temps, les articles n’étaient plus signés par leurs auteurs parce qu’ils étaient endossés collectivement par l’ensemble de l’équipe de rédaction (sauf pour les groupes et pour les collaborateurs externes dont la signature demeurait). Des dossiers approfondis sur la rénovation urbaine ont été publiés grâce à la collaboration de chercheurs universitaires comme Lionel Robert et Gérald Doré. Roméo Bouchard anciennement du « Quartier Latin » (magazine étudiant de l’Université de Montréal), avait également collaboré à un numéro thématique sur le même sujet.

Mises en demeure et poursuites

Saviez-vous que c’est le journal Droit de Parole qui a inspiré le nom d’une célèbre émission de débat avec Claire Lamarche diffusée par Télé-Québec de l979 à 2003, et non le contraire comme certains ont pu le croire… Les dates parlent par elles-mêmes, comme quoi c’était une belle époque de créativité et d’originalité. Dans le même esprit, c’est aussi en 1974 que fut mis sur pied et parallèlement le « Fonds de solidarité des groupes populaires », avec mission de rendre plus autonome le financement des groupes populaires du Québec-Métro. Le bien connu « Fonds de solidarité de la FTQ » (constitué le 23 juin 1983) se permit alors d’envoyer une mise en demeure pour que le Fonds des groupes populaires change de nom, soi-disant que l’appellation « Fonds de solidarité » leur était réservée… Une tactique fréquente et quelque peu vicieuse, souvent employée par les gouvernements entre autres.

Le journal avait également eu des menaces de poursuite judiciaire par la Ville de Québec dès son huitième numéro (mai l975) et au criminel en plus. Il faut dire que la publication d’un numéro spécial sur la rénovation urbaine, dans St-Roch et St-Sauveur en particulier, et ce qu’on appelle aujourd’hui la gentrification ou le remplacement de classes sociales dans les quartiers centraux, mettait particulièrement en cause le maire de l’époque, Gilles Lamontagne. Nous avions imité sur papier du cabinet de la Mairie une lettre envoyée au Comité exécutif de la Ville, faisant part des vraies intentions de la Ville par ses actions dans ces quartiers : « Remplacer graduellement mais à court terme, cette population par une plus riche, capable de profiter d’un environnement plus esthétique et plus coûteux, et par ricochet, d’en faire bénéficier le trésor municipal ». Il semble que le maire n’avait pas apprécié notre méthode caricaturale pour dire les vraies choses, puisque nous avons reçu une mise en demeure du cabinet d’avocats de la Ville nous accusant de « libelle diffamatoire » et nous sommant de nous rétracter. De la pure intimidation ! Nous n’en avons évidemment pas tenu compte et il n’y a pas eu de suite. Le journal a d’ailleurs reçu d’autres mises en demeure notoires au cours de son histoire, dont celles de Radio X et d’un promoteur immobilier.

Il y a aussi eu plus tard une tactique semblable d’intimidation par la députée Agnès Maltais qui menaçait de couper la subvention du ministère des Communications à Droit de Parole, parce qu’elle n’avait pas apprécié la critique que le journal avait faite d’elle et son parti dans un article… Elle avait finalement dû se contenter de couper la publicité qu’elle se faisait dans nos parutions. Une forme d’autocensure bienvenue : on n’échange pas la liberté de parole contre quelques dollars !

« L’avenir est dans le futur » …

Comme certains d’entre nous le disaient quand nous étions jeunes. Somme toute, nous pouvons constater que Droit de Parole est resté fidèle à lui-même au cours des cinquante dernières années : un journal de quartier au service des groupes et des classes populaires du centre-ville de Québec. Bien sûr il a connu des hauts et des bas, un financement toujours difficile, des déviations et des confrontations, mais il s’est toujours tenu debout et a su résister ! Félicitations à tous ceux qui ont assuré sa survie et bienvenue à ceux et celles qui voudraient s’y joindre. Que pouvons-nous lui souhaiter de plus en ce cinquantième anniversaire que : longue vie pour un autre cinquantième ! Car la critique du développement urbain aveugle et la lutte aux inégalités sociales demeurent indispensables dans notre société. Vive la liberté d’expression ! Vive le « Droit de parole» libre!

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