Nous autres, marxistes des années 70, étions des « bêtes féroces » de la révolution

Par Gilles Simard, ex soldat de 2ème classe d’En Lutte
Publié le 30 septembre 2024
L’auteur Gilles Simard, durant ses belles années de militance au groupe En Lutte. Photo : Courtoisie

— Coudonc, Gilles, vas-tu finir par nous lâcher la grappe avec tes « compteurs de saucissons » ? !

Voilà ce que m’avait répondu mon supérieur immédiat (un cadre important du groupe m-l En Lutte), au milieu des années 70, alors que sympathisant actif de ce groupe marxiste-léniniste, je tentais pour la énième fois de lui faire voir toute l’importance d’établir des liens durables avec les groupes communautaires du centre-ville de Québec.

— Des compteurs de saucissons ? N’est-ce pas un peu méprisant, ça, Claude ?

— Pas du tout. C’est peut-être du bon monde, c’t’engeance-là (un peu naïfs surtout), mais ils focussent sur les « effets » des problèmes, alors que nous autres, ce sont les « causes » qui nous intéressent.

— Mouais …

— Ben quoi ! Nous autres, marxistes-léninistes du Québec et du Canada, notre priorité, c’est la lutte des classes. On veut construire un parti prolétarien, point barre ; on n’a pas de temps à perdre avec des guedis comme à l’ACEF pis on n’est pas là pour ouvrir des « shops » de macramé pour l’âge d’or …

Tout était dit. Partant, nous autres, jeunes militants-es marxistes qui avions pour la plupart tourné le dos au PQ et à tout autre fanfreluche nationaliste, ne pouvions avoir tort, puisque nous étions directement connectés au concept de la lutte des classes et qu’à l’opposé du communautaire, des syndicats, des fumeux de pot et des réformistes, nous voulions l’abolition de la bourgeoisie capitaliste et l’avènement d’un parti prolétarien canadien, rien de moins. En un mot comme en mille, et contrairement aussi aux autres groupes d’obédience communiste (la Ligue, le PCC-m-l, les trots, etc.), nous avions la ligne juste, et de ce fait, nous étions parfaitement légitimés de nous implanter partout où ça nous chantait, groupes populaires, médias communautaires, coopératives, clubs de consommation ou autres, bref, partout où il y avait possibilité de faire émerger l’avant-garde éclairée du bon peuple que nous avions pour mission historique d’éduquer.

Infiltration marxiste et nouveau rapport de forces

Noyauter, s’implanter, envahir par tous les moyens, tel était notre but. Et c’est ce que nous fîmes jusqu’au début des années 80, nous, membres et sympathisants-es d’En Lutte, soit nous infiltrer là où ça comptait, avec ferveur, avec férocité, mais surtout avec la certitude d’avoir raison quitte à devoir brasser la cabane pour le prouver. En très peu de temps, nous nous retrouvâmes un peu partout, souvent dans des postes-clés, qui au Comité de citoyens de St-Roch, qui au CLSC Basse-ville ou à la garderie Saint-Jean Baptiste, avec en plus les syndicats, les cégeps et les universités sans oublier les éléments qui avaient trouvé moyen, comme dans le livre L’établi (Robert Linhard), de s’établir en usine ou dans une quelconque binerie locale.

Conséquemment, à Québec comme à Montréal, nombre de groupes furent touchés directement ou indirectement par cette invasion qui devint vite un vortex idéologique quasi irrépressible. Il y eut de nombreux heurts, des coups fourrés, des règlements de comptes, du noyautage d’assemblées générales, etc., avec comme résultat hélas que certains organismes, incapables de résister à ce type d’entrisme, durent bêtement se dissoudre. Heureusement pour lui, Droit de Parole, malgré quelques tentatives d’infiltration, put garder le cap grâce à la solidité et à l’étanchéité de sa structure corporative et rédactionnelle.

Des bêtes féroces de la révolution

Il reste que nous autres, marxistes, étions à la fois drôlement intimidants et déconcertants parce que nous arrivions avec un tout nouveau discours et qu’à cette époque, la majorité des personnes du communautaire n’avaient que peu d’instruction scolaire et une expérience syndicale et militante plutôt limitée. Les journaux d’En Lutte, le petit livre rouge de Mao, les Cahiers de formation, la littérature communiste, tout était bon pour soutenir nos thèses et nos actions et aussi excommunier quiconque, carriériste, réformiste, ennemi de classe ou collabo de la bourgeoisie, ne partageait pas nos vues.

Une façon de faire ici qui me rappelle beaucoup certains réflexes propres à la gauche radicale ou intersectionnelle d’aujourd’hui quand il s’agit de tasser ou de bannir des adversaires qui se verront taxés de toutes les accusations possibles et imaginables (en isme ou en phobe) dès qu’ils dérogeront à une case ou un numéro du catéchisme intersectionnel. J’exagère ? À peine.

Chose certaine, et en pastichant volontiers le poète Gaston Miron, nous nous voyions « comme des bêtes féroces de la révolution », plutôt que « des bêtes de l’espoir d’une indépendance issue d’un nationalisme étroit et frileux. » Un aboutissement selon nous, qui n’aurait eu pour mortel effet que celui de diviser à jamais le prolétariat canadien. Ouf ! Que reste-t-il, de nos amours … Fatigué physiquement et lessivé intellectuellement et moralement, j’ai quitté En Lutte vers les fins des années 70, et ce avec le même statut que j’avais en arrivant (huit ans auparavant) soit celui de sympathisant, i.e., soldat de deuxième classe. J’ai toujours été jugé trop « libéral » et trop rebelle pour faire un « bon » membre. Minée par les dissensions politiques et critiquée de toutes parts pour son fonctionnement autoritaire, son sectarisme et son peu de préoccupations du féminisme, l’organisation elle, s’est écroulée comme un château de cartes en 1982, à la veille de son quatrième congrès majeur.

Bien sûr tout n’a pas été que négatif avec le passage d’En lutte dans la petite histoire militante du Québec. Le discours public s’est enrichi, la question nationale s’est précisée, certaines groupes et syndicats s’en sont retrouvés fortifiés, plus aguerris, et de cette vague m-l des années 70 d’autres groupes d’obédience socialiste beaucoup plus au ras du sol, sont nés et ont perduré.

Enfin, comme le disait si bien feu l’ami Marc Boutin, collaborateur de la première heure et grand militant devant l’éternel, « ce qui compte vraiment, dans ce maelstrom social et communautaire des années 70, c’est que Droit de Parole, et la plupart des groupes, ont pu garder leur raison d’être, leur membership et leur quant-à-soi. » Difficile de dire le contraire, n’est-ce pas ? !

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