Les poules-pas-d’tête

 Par Nicolas Calvé, Anne Dupuis et Mark Fortier
Publié le 4 octobre 2024
Une de septembre 1991 (détail). Sources: archives des auteurs.

À l’hiver 1991, le Rassemblement populaire et le maire L’Allier sont au pouvoir depuis à peine deux ans à Québec. Dans les quartiers centraux de la ville, on rêve de démocratisation, de revitalisation, de parcs, de plages urbaines, de logements sociaux et même… d’un tramway ! C’est dans ce contexte effervescent qu’un groupe d’amis dans la vingtaine se solidarise avec d’autres jeunes du centre-ville de Québec pour protester contre la guerre du Golfe, à laquelle participe le Canada. Est-ce au milieu d’une manifestation contre la guerre où lors d’une protestation pour l’aménagement urbain que ces jeunes croisent la route de Marc Boutin et de Gilles Simard ? Le temps ayant fait son œuvre, nul ne s’en souvient. Chose certaine, les deux vétérans invitent la bande à prendre les rênes de la rédaction du journal Droit de parole.

L’aventure s’échelonnera sur sept numéros, de mars 1991 à mai 1992. Notre « ribambelle de bambins » souhaite « apporter un nouveau dynamisme » au journal. Notre projet est simple : « offrir un journal critique, innovateur, pluraliste et surtout indépendant aux gens de Québec ». Et le faire en lui donnant une ligne graphique rigoureuse et élégante. Nous n’avons « plus le goût de vivre passivement l’information » et entendons « créer un espace de liberté et d’égalité où ceux et celles qui vivent dans les quartiers centraux de Québec peuvent s’exprimer sur les enjeux qui les concernent ». Animés d’une ardeur critique et militante, nous n’hésitons pas, en page éditoriale, à « prendre des positions tranchées sur ce qui se passe dans notre milieu, qui est le centre-ville de Québec ».

Observant le monde depuis Québec, nous accordons une place aux enjeux internationaux (impérialisme américain, luttes populaires, Amérique centrale, Pays basque, Haïti, Algérie, Nicaragua…) et nationaux (Autochtones, éducation, politique, travail, agriculture…), ainsi qu’aux arts (chanson, musique, théâtre, littérature, bande dessinée…), à la science et à la santé. À cette diversité de thèmes s’ajoutent des chroniques (« Pepérages populaires », « Chronique vitriolique », « Docteur Filion S.D. », « Chronique d’un spectravore »…).

Mais nous ne boudons pas les questions locales pour autant : le communautaire, l’actualité municipale, l’emploi, le logement, l’itinérance, l’aménagement urbain, les transports, les cuisines collectives, l’environnement et la petite histoire de Québec sont régulièrement couverts dans les pages du journal.

En ce sens, malgré l’enthousiasme impétueux (et peut-être un peu prétentieux) de la bande de jeunes que nous formons alors, notre projet s’inscrit en continuité avec ce qu’est Droit de parole depuis ses débuts, à savoir « un journal qui a comme objectif de favoriser la circulation de l’information qui concerne l’amélioration des conditions de vie et de travail des classes populaires ainsi que d’appuyer les luttes contre toutes formes de discrimination, d’oppression et d’exploitation ». Sous notre gouverne, les pages de Droit de parole sont toujours ouvertes aux acteurs des groupes communautaires du centre-ville ainsi qu’à ses lecteurs et lectrices, et notre équipe inclut les deux mentors nommés ci-dessus.

Il faut cependant préciser que, officiellement, Droit de parole est encore l’organe de ces groupes, soit un « outil de promotion de leurs revendications, un outil d’information dont ils ont le contrôle ». Ils voient d’abord notre arrivée d’un bon œil, car nous insufflons au journal un dynamisme dont il a bien besoin au moment où ils en ont plein les bras avec les luttes à mener et les services à rendre à la population.

Or, nous souhaitons que, au lieu d’être un organe des groupes populaires, Droit de parole soit l’un de ces groupes — qu’il ait, comme eux, sa propre autonomie. En fait, nous agissons comme tel, non sans un brin de naïveté, voire d’inconscience. Ce faisant, nous courons le risque de prendre des positions qui ne plairont pas nécessairement à nos « propriétaires ».

C’est ce qui se produit en mars 1992 avec la publication d’un éditorial intitulé « Le mouvement populaire à la croisée des chemins », où nous nous interrogeons sur le « manque évident de projet commun et la décroissance du militantisme » au sein du mouvement populaire de Québec. « À quel ordre établi s’oppose-t-on ? Quelle analyse faisons-nous de la société ? Pourquoi voulons-nous nous impliquer ? Quelles alternatives avons-nous à proposer ? » demande son auteur, qui souhaite que le mouvement populaire renoue avec son fondement, qui consiste à changer la société. « Les groupes populaires sont bien trop occupés à éteindre des feux pour prendre le temps de traquer les pyromanes », déplore-t-il. Le texte est né d’un désir de souffler sur les braises du militantisme, mais est parsemé de propos incendiaires sur les groupes auxquels le journal appartient, comparés à des « poules sans tête » dirigées par des « fonctionnaires crasses mal payés ».

Il n’en faudra pas plus pour déclencher une tempête, qui se soldera par la démission de l’équipe du journal et la reprise en main de ce dernier par des représentants des groupes qui en sont les propriétaires. On avait 20 ans, on en aura bientôt 60. L’épisode est resté dans nos annales, avec le souvenir de ses amitiés, de ses apprentissages, de ses conflits — avec, aussi, ses « poules-pas-d’tête » dont l’agitation était sans doute aussi un peu la nôtre. La bande de jeunes est passée en coup de vent. Une magnifique tempête, forte, consistante, tapageuse et ravageuse, à laquelle le journal aura heureusement survécu. Car, avouons-le, nous n’avions pas encore compris les mystères et les exigences de la durée.

Droit de parole a 50 ans. C’est une institution de la presse libre de ce pays. Ce qui force l’admiration. Même des poules.

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