« En direct du Tonneau, vous écoutez Radio Basse-ville » 

Par Gilles Simard, ex-coordonnateur du Groupe de défense des droits des détenus de Québec GDDQ) en 1984, l’année des voiliers.
Publié le 14 novembre 2024
Une partie de « l’équipe de choc » de CKIA : dans l’ordre (de g. à d.) : (feu) Jacques Fiset, Cécile Cormier, Andrée Pomerleau, Michèle Dufresne, (feu) Mario Germain et Guylaine Ouellet. Archives DDP, 1988.

8h00 : On est vendredi le 16 novembre et répartis entre le plateau improvisé de la sulfureuse brasserie le Tonneau (Mail St-Roch), les studios de CKIA (570 du Roi), la maison Gomin (prison des femmes) et le Centre de détention de Québec, tout le monde est sur les dents pour la toute première émission de sortie en direct concoctée dans le cadre de la Semaine du Prisonnier-ère 1984. Tout’l’monde, ça inclut les permanents-es de groupes (CKIA et GDDQ), les bénévoles, les techniciens, les journalistes et les comités de détenus qui ont travaillé très fort pour organiser cette fabuleuse première dans le monde carcéral et communautaire. C’est qu’il y a de quoi être nerveux … L’émission débute dans quelques minutes et tous les plateaux étant reliés (Orsainville, Sainte-Foy, Québec) la moindre défaillance, le moindre accroc peut briser le tempo de cet événement qu’on souhaite mémorable. Aurons-nous assez de jus entre les différents points de chute ? Les lignes téléphoniques vont-elles tenir le coup ? Y aura-t-il des pépins avec les autorités carcérales ? Avec les détenus eux-mêmes ? La clientèle du Tonneau, réputée pour son côté cow-boy et gouailleur, va-t-elle bien collaborer ? Tout peut arriver et nous en sommes bien conscients.

18h30 : Une demi-heure avant le début de l’émission (qui est aussi relayée par CKRL), l’atmosphère est hautement fébrile à la brasserie et l’immense et prévisible brouhaha régnant fait que nous avons de la misère à circuler. L’air est empli de fumée de cigarette, la musique assourdissante et on a dû rajouter des chaises et du personnel pour accueillir les clients qui s’agglutinent déjà jusqu’à l’extérieur dans le Mail. Pendant que les serveurs suent, sang et eau pour suffire à la demande, silencieux et concentrés, nos techniciens s’affairent à compléter la mise en place de la plate-forme principale. Moi qui finalise la feuille de route de l’émission avec mon collègue Denis Falardeau, je n’en reviens tout simplement pas de voir les Drolet, Duchesne, Lapierre et compagnie évoluer avec autant de calme dans pareil fatras de fils, d’amplis et de pieds de micros. Le bazar est tel qu’une chatte y perdrait ses petits. De vrais pros ces gars-là !

18h45 : Alors que les amis-es Mario Germain, Ginette Gauvin, Diane Lapointe et quelques autres sont à finaliser la préparation des studios du Centre de détention de Québec et de la Maison Gomin, on m’avertit que Jim Zeller et Bob Walsh, nos deux artistes invités, sont en train de se poudrer généreusement le nez, en haut, au bar la Bonne Mémoire. Misère ! Seront-ils en état pour le spectacle ? Déjà qu’on prend toutes sortes de risques …

19h00 : Dans 10, 9, 8 … 2, 1 …C’est parti ! — « En direct de la brasserie le Tonneau, dans Saint-Roch, vous écoutez Radio Basse-ville ! » C’est Réjean Lemoyne (historien, animateur) qui fait la présentation générale de l’émission qui a pour titre Passeport pour la tôle. L’émotion est palpable, surtout quand on entend résonner les voix du milieu carcéral depuis le Tonneau.

Réjean poursuit avec notre première invitée, Colette Samson, qui est nul autre que la fondatrice de la Maison Revivre, dans Saint-Sauveur. L’affable quinquagénaire est considérée comme une « sainte » par les détenus et je suis très impressionné de voir cette femme à la fois grave et souriante évoluer avec autant d’aisance dans cette brasserie populaire où nombre d’habitués dont déjà à moitié chauds et vociférants. Ensuite, c’est au tour des profs Denyse Genest (éducation aux adultes) et Yves Hurtubise (Université Laval) de prendre le crachoir… On parle éducation, répression et réhabilitation.

Les invités défilent, les informations fusent, les détenus-es de Gomin et Orsainville interviennent ponctuellement et toute cette parlure radiophonique est séquencée sur une trame musicale fignolée par Hélène Rheault, Louise Émond et Sylvie Nicol, trois dévouées collaboratrices. 20h00 : La bière abonde, les tables débordent, il fait de plus en plus chaud dans l’établissement. Au petit studio du secteur G-1, à Orsainville, les détenus s’activent et sitôt achevée la liste de leurs doléances, c’est au tour du gros Bob Walsh de venir nous assommer avec « Les portes du pénitencier ». Frénésie dans l’assemblée ! On en redemande et notre bonhomme de nous en mettre plein les oreilles avec un blues aussi efficace que déjanté. Un triomphe ! Un instant après, les yeux maquillés et la ceinture pleine de rutilants harmonicas à la hanche, c’est Jim Zeller qui s’amène en gesticulant. — « T’as pas peur, de voler, un dépanneur » scande en chambranlant le beau Jim pour un public de loubards qui n’a certainement pas besoin qu’on l’émoustille davantage … Hé boy !

21h00 : Venant de Gomin, c’est au tour des femmes, et grâce à un ingénieux système, les gars d’Orsainville peuvent aussitôt leur donner la réplique. D’un côté comme de l’autre, on s’informe mutuellement, on s’encourage et on mitraille le système carcéral … De la grande radio ! À Gomin, le directeur Parent est tellement outré qu’il s’exclame : « Fini ! Jamais plus ce genre de chose dans ma prison. »

22h00 : L’ambiance est de plus en plus électrique. Il y a tellement de monde à l’intérieur que les portes sont complètement obstruées. Anne-Marie, une ex-détenue pleine d’initiatives, passe le chapeau et récolte quelques centaines de dollars qui iront dans notre cagnotte. Il y a des débuts d’escarmouche un peu partout dans la salle, mais on n’arrive plus à faire sortir les indésirables. Le climat s’envenime sérieusement …

22h30 : Zeller et Walsh reprennent du service et on peine à les entendre tellement, tellement y a du vacarme. Au studio d’Orsainville, un cadre et un gardien prennent la parole, mais ils sont vite enterrés sous les huées. Après plus de trois heures d’émission en direct, les équipes de production commencent drôlement à en arracher, question fatigue et usure et même ivresse (dans certains cas). Soudain, l’orage éclate et un des serveurs, Victor, reçoit un direct en pleine tronche. Son nez saigne et sa chemise blanche dégouline. Son camarade Arthur (un ancien boxeur) s’en mêle et c’est la mêlée qui éclate au beau milieu du plancher. Ça crie, ça s’agrippe et ça cogne sec. On renverse des chaises et des tables et on casse des verres et des cendriers. Le sol est jonché de bière et d’éclats de vitre, la plus grande confusion règne et tout le monde veut raisonner tout le monde. C’est le bordel ! L’anarchie ! Les clients non habitués veulent fuir, mais c’est impossible, les portes sont bloquées.

Des flics se pointent, mais n’osent pas intervenir tellement l’échauffourée est large et intense. Finalement, ce sont des malabars du Mail qui arrivent en renfort et finissent par prendre les choses en main. Le calme revient tranquillement, on soigne les plaies et les bosses et à minuit, après quatre heures d’émission en direct, épuisés, mais ravis, nous pouvons enfin commencer les crédits … Il est plus que temps ! Cette émission s’est avérée un phénoménal succès d’équipe et longtemps, longtemps, dans les cinq à sept du milieu communautaire et dans les chaumières de la Basse-Ville, on parlera de cette émission en direct du Tonneau comme d’une émission culte, un événement mythique, le genre qu’on ne reverra plus jamais. Et pour cause !

Bon quarantième anniversaire, CKIA-Radio-Basse-ville !

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