En 2017, la Ville de Québec a adopté, pour le secteur sud du centre-ville dans Saint-Roch, un plan particulier d’urbanisme (PPU) limitant la hauteur des édifices pouvant être construits, dans ce qui est aujourd’hui le stationnement de l’îlot Dorchester, à un maximum de 22 mètres (10 étages). Ce PPU a été le résultat d’une grande consultation publique ouverte à tous les acteurs concernés, promoteurs comme citoyens.
En 2022, la Corporation Trudel achète l’îlot à l’entreprise Kevlar en toute connaissance des limitations récemment imposées par ce PPU. Pourtant le 23 octobre 2024, elle présente un projet de construction d’un complexe mixte, résidentiel et commercial, en faisant en grande partie abstraction (du PPU) et prévoyant l’érection d’une tour-hôtel de 20 étages (68 mètres de hauteur). Le secteur n’en est pas à ses premiers projets de tours. Il est essentiel de s’y attarder afin de percevoir leurs analogies avec le projet Trudel et de comprendre pourquoi ils n’ont, heureusement, jamais été réalisés.
En 1968, les experts estimaient que la population de Québec allait exploser et atteindre 681 000 personnes en 1987. Il fallait de toute urgence agir pour loger et transporter tout ce monde. Le rapport Vandry-Jobin proposait la solution ; une myriade de tours. Dans ce plan, le coteau Sainte-Geneviève, à la hauteur de Dorchester et de Côte d’Abraham, se voit enseveli, comme l’illustre l’image ci-contre. Époque révolue ?
En 2024, l’argument principal invoqué par le Groupe Trudel pour construire sa tour au même endroit est… la pression démographique ! La construction de logements doit primer sur toute autre considération. Quel rapport entre la construction d’une tour-hôtel de 20 étages et la pénurie de logements ?
« Seul l’hôtel peut financer la construction des logements », avance le promoteur, qui est le seul à posséder les données économiques fondant cette assertion. Comment d’autres promoteurs parviennent-ils, eux, à réaliser des projets résidentiels profitables ne dépassant pas 6 étages juste en face de l’îlot Dorchester ? Appelons cela un Mystère. Avec un grand M. Comme Money ?
Revenons au plan Vandry-Jobin. Le plateau de 681 000 personnes fut finalement atteint 14 ans plus tard que prévu, en 2001. Le choc démographique fut absorbé sans tour, le plan Vandry-Jobin sombrait dans l’oubli. Veut-on le ressusciter aujourd’hui ?
Entre 1986 et 1989, apparaît, porté par l’administration municipale, le Progrès civique, un nouveau projet de tours dans le secteur. Oubliée la menace démographique.
La Ville souhaite cette fois « Créer un espace de développement commercial pour relancer l’économie déclinante du quartier Saint-Roch et empêcher la fermeture des grands magasins de la rue Saint-Joseph.»
Pour mousser son projet, le Groupe Trudel recycle à son profit l’argumentaire économique schizophrénique de la Grande Place, soit relancer Saint-Joseph en lui faisant compétition. Questionné à l’époque, le promoteur Laurent Gagnon expliquait « qu’il ne craignait pas de créer une concurrence nuisible au mail. Au contraire, l’affluence attribuable à la Grande Place est de nature à augmenter leurs chiffres d’affaires ». Copié-collé pour le projet Trudel. Tout en écrivant que « La Basse-Ville, et Saint-Roch en particulier, a besoin de compétition épicière » et en intégrant à son projet un marché d’alimentation de grand volume, il « est d’avis que 400 nouveaux résidants et visiteurs auront surtout des impacts positifs pour les commerces de la rue Saint-Joseph.»
Lors de la rencontre du 23 octobre dernier, Éric Courtemanche-Baril, propriétaire du Marché Tradition de la rue Saint-Joseph installé depuis 1999, et ancien président de la Société de développement commercial du centre-ville de Québec (SDC Saint-Roch), est venu remettre les pendules à l’heure : Il rappelle que, « en 2017 lors de la création du PPU, la SDC s’était exprimée pour que Saint-Vallier Est ne soit pas un axe commercial comme Saint-Joseph Est » ajoutant que « les deux épiceries du quartier sont sur la rue Saint-Joseph Est et cumulent des ventes hebdomadaires correspondant à celles entendues d’une épicerie à grand volume.
On peut s’attendre à un transfert d’achats ; imaginez l’impact de la fermeture d’une ou des deux épiceries sur la fréquentation de la rue Saint-Joseph. Il faut préserver l’équilibre commercial de Saint-Roch. ». En clair, en « vampirisant » sa clientèle, le projet Trudel fragilisera davantage la rue Saint-Joseph.
Pour faire passer la pilule en 1986, les promoteurs de la Grande Place faisaient miroiter un milieu de vie amélioré, « la création « [d’]une Grande Place « à l’européenne », de la dimension d’un terrain de football, constituant le point d’attraction majeur du projet ». Le projet promettait également « la plantation extérieure d’arbres, d’arbustes, de plantes annuelles et des toits-jardins ». Recette reprise par le Groupe Trudel qui promet que « les citoyens bénéficieront de la création d’espaces publics et d’un certain verdissement du secteur ». Les images fournies par les promoteurs respectifs illustrent le type d’environnement « convivial » dans lequel des passants comblés devront déambuler.
Pour ce qui est du verdissement, le Groupe Trudel demande une dérogation au PPU existant, qui impose 60% d’aire verte au sol, 25% de toitures végétalisées et 15% de toiture intensive, proposant plutôt, respectivement, 40%, 15% et 20%. Diminuer au sol pour augmenter sur les toitures, le tout s’égalisant. Pas tout à fait.
Suite à la rencontre du 23 octobre, Verdir et Divertir, un organisme œuvrant au verdissement dans le quartier depuis 2009, a insisté pour que « le cadre réglementaire actuel sur la répartition des types d’aires vertes ne soit pas modifié, pas plus que le pourcentage d’aire verte par lot ». Pourquoi ? Parce que « le verdissement au sol est public, esthétique, apaisant. Il est apprécié par le public, ce qui incite à l’entretien » alors que « le verdissement sur les toits est privé, sans effet sur la population, et souvent laissé à l’abandon, » concluant « que ce dernier ne devrait pas être considéré au détriment du verdissement au sol pour l’ensemble du projet ». La fumée dissipée : le projet Trudel offre moins de verdissement intéressant que ce que demande le PPU.
La Grande Place, comme le Projet Trudel, se partage l’honneur d’avoir été élaboré en oubliant la moitié de la ville ! Quand la première maquette de la Grande Place a été dévoilée, la conseillère du quartier Saint-Jean-Baptiste de l’époque, Winnie Frohn, a immédiatement réagi confiant au Soleil « qu’il faut se demander si le projet cadre bien dans le secteur », soutenant « que les tours sont trop hautes et qu’elles cacheront la vue aux résidants du quartier Saint-Jean-Baptiste, diminuant ainsi la valeur de leur propriété ». L’impact de la tour Trudel sur le quartier Saint-Jean-Baptiste sera identique.
Ce panorama, identifié comme remarquable dans le PPU adopté en 2017, n’appartient certainement pas aux seuls résidents de Saint-Jean-Baptiste. Comme l’écrit Marc Grignon de Saint-Roch dans son mémoire déposé à la Ville de Québec en octobre : il « s’offre à tous les passants, résidants du centre-ville, promeneurs occasionnels, touristes, etc. », constituant « un bien collectif — un patrimoine — absolument capital pour la ville de Québec ». Ce n’est pas à sens unique, conclue-t-il, puisque, de Saint-Roch vers Saint-Jean-Baptiste, le même PPU parle de percée visuelle remarquable, que viendrait aussi gâcher la tour Trudel « coupant la vue du coteau Sainte-Geneviève (la “falaise”) et de la haute-ville, incluant l’église Saint-Jean-Baptiste, depuis tout le secteur en contrebas ».
Le 23 octobre, le Groupe Trudel rappelait ses 18 rencontres avec les partenaires économiques, sociaux, économiques et citoyens du secteur, les plus de 250 personnes ou organisation rencontrées en mai/juin 2024. Mais personne de Saint-Jean-Baptiste. Dans sa présentation, une multitude de vues du projet à partir du sol, mais pas de simulation de l’impact de la tour de 68 mètres sur la falaise. Comment est-ce possible ? Comment l’administration municipale de Québec a-t-elle pu laisser passer cela ?
Dans son mémoire, Loger dans l’ambiguïté, l’architecte Mario Jobin a très bien résumé l’absurdité de la situation : « Lorsqu’on construit en hauteur, de manière prononcée, à en demander une dérogation municipale et l’acceptation sociale requise, il faut démontrer qu’on a analysé la totalité du site et considéré l’ensemble des impacts que l’intervention souhaitée aura dans son environnement immédiat ET dans son environnement élargi. Or, ici, on a oublié la “moitié” de la ville, soit : (la “Haute-Ville”, Saint-Jean-Baptiste, tout particulièrement) ; le côté est du site (soit la côte d’Abraham, quartier du Vieux-Québec) ; en plus d’ignorer “l’image de la ville”, de son ensemble paysager, vu à partir du nord ».
Deux cent cinquante personnes ont assisté à la réunion du 23 octobre. Parmi elles, des « oubliés », ayant finalement la chance de se faire entendre. 87 interventions portèrent sur la tour, le sujet de loin le plus souvent soulevé. 59 sur les percées visuelles et le panorama. 51 sur le respect des normes du PPU. 15 mémoires ont été déposés, -2 pour le projet, 10 contre, 166 commentaires reçus et, sur place au micro, les intervenants se sont succédé sans interruption pendant 2 h 30, le feu couvant souvent sous les cendres, tel que le reflète le commentaire d’un citoyen : « Leur projet est juste moche, trop haut, une pollution visuelle et sonore. Ils veulent leur hôtel de prestige et nous donnent des “nananes” en des sous pour qu’on se taise. Ils sont à fond dans le greenwashing et la Ville va fermer les yeux. C’est juste scandaleux et pathétique. » Ouf !
Pourquoi une telle réaction ? Mais, avant tout, pourquoi un hôtel à cet endroit ? Dans son mémoire, Loger dans l’ambiguïté, Mario Jobin fait plein feu sur la motivation première de la chaîne hôtelière. « Nul besoin d’être doué pour comprendre que, lors d’une première visite de ce site, tout acheteur reconnaîtra l’immense valeur de la vue, à partir de la rue Saint-Réal, et le positionnement incomparable au pied de la côte d’Abraham (lieu de circulation stratégique à Québec). La proximité d’une falaise luxuriante est aussi à considérer.
La “valeur ajoutée” (économique, particulièrement pour un hôtel) réside exactement là : dans l’appropriation du bien commun par le privé (on monte et s’approprie une bonne part “du ciel de Québec” par une construction en hauteur située en plein dans une zone publique de champ visuel à protéger) d’un site stratégique »
Répondant à un résident de la rue Sainte-Hélène disant qu’il aimait bien regarder la falaise, vue qu’il perdra, le représentant du Groupe Trudel lui rappelle que « même en respectant le PPU, l’immeuble cacherait la falaise depuis l’emplacement du roulement à billes ».
Effectivement, ce PPU permettant 10 étages a été un compromis, imposé à la population par le propriétaire précédent Kevlar, pour un projet qui ne s’est pas réalisé. Il semble donc qu’il est temps de revoir le PPU et de modifier le nombre d’étages permis. À la baisse. De 10 à 6.
Quatre projets ont été réalisés dans les dernières années ou sont en voie de l’être autour de l’îlot, Pech-Bifröst (2025), La Biscuiterie (2024), Le Gecko (2020) et le 275 Saint-Vallier (2013). Aucun ne dépasse 6 étages, trois offrent des stationnements souterrains, deux des espaces commerciaux donnant sur la rue. Au total, 226 logements ont été créés, un mélange de maisons de villes, de lofts et d’appartements locatifs, en plus de 50 logements sociaux, le tout sur 51% de l’espace occupé par l’îlot Dorchester. Ce qui signifie que dupliquer à l’identique sur la totalité de l’espace de l’îlot, ces projets permettraient de créer 439 logements, dont 100 sociaux, versus 390 pour le projet Trudel, avec seulement 20 logements sociaux. Avec 6 étages au lieu de 20 ou de 10, sans hôtel. Il faut revoir le PPU à la baisse, revenir à un développement « dans le sens du monde et pour le monde ».
Qu’est-il advenu de la Grande Place ? Jean-Paul L’Allier décide d’en faire un enjeu référendaire aux élections municipales du 5 novembre 1989 qu’il gagne. Le Progrès civique, parti politique qui soutenait le projet, ne s’en remettra jamais et disparaît. Comme promis, le maire L’Allier enterre La Grande Place et remplace les tours par le développement à l’échelle humaine que nous connaissons aujourd’hui, le parc qui porte son nom, les institutions d’enseignement et de recherche, les coopératives et les condos qui ont revitalisé le secteur. Faisons de même avec le Projet Trudel et revenons à une densification humaine. C’est la seule voie sensée à suivre.