Ilot Dorchester : Diviser pour mieux dominer

Publié le 30 janvier 2025
Les Laurentides vues de la rue Saint-Réal à Québec.  photo: DDP

« Y’a quand même pas mal de gens de Saint-Jean-Baptiste qui se sont présentés parce qu’eux ne veulent pas perdre leur vue partielle sur les montagnes dans une crise du logement où c’est 0% de taux d’inoccupation dans Saint-Roch. Les gens ont de la difficulté à se loger pis eux se présentent en disant  » Moi je veux pas perdre mon coucher de soleil  ». »  William Trudel

Le 20 janvier 2025, c’est ainsi que le promoteur William Trudel commentait, à l’émission Rej against – Le Matin (Radio: BLVD 102.1), la rencontre du Conseil de quartier de Saint-Roch du 16 janvier dernier, qui portait sur son projet de construction d’une tour de 20 étages sur le stationnement de l’îlot Dorchester. Cet argumentaire, il le ressort ad nauseam depuis la rencontre du 23 octobre 2024 où il a présenté pour la première fois son projet publiquement. À cette occasion, la Ville a décloisonné le processus de « consultation » mené par le promoteur, ouvrant la rencontre à tous, ce que le promoteur s’était bien gardé de faire au cours de ses consultations des mois précédents.

250 personnes se sont donc présentées à cette rencontre du 23 octobre 2024. 87 interventions portèrent sur la tour, le sujet de loin le plus souvent soulevé. Parmi les autres interventions, 59 portaient sur les percées visuelles et le panorama; 51 sur le respect des normes du PPU. De plus, 15 mémoires ont été déposés, – 2 pour le projet, 10 contre –, 166 commentaires ont été reçus et, sur place au micro, les intervenants se sont succédés sans interruption pendant 2h30, le feu couvant souvent sous les cendres. Le promoteur est tombé en bas de…sa tour.

La rhétorique clivante de Trudel Corporation met dos à dos, d’un côté, la population soi-disant misérable de Saint-Roch qui a désespérément besoin de logements, et de l’autre, les privilégiés gras-dur de Saint-Jean Baptiste, qui, du haut de leur montagne de confort, n’en auraient que pour leur « coucher de soleil », privant les indigents du minimum vital que souhaiterait en toute bonne foi et générosité lui offrir le promoteur.

La Ville a jéjà défendu les panoramas

À ce jour, personne à la Ville de Québec ne s’est objecté publiquement à ces propos. Pourtant, ce n’est pas la population de Saint-Jean Baptiste qui a décrété que le panorama s’offrant depuis le coteau Sainte-Geneviève vers les Laurentides de même que les percées visuelles s’offrant depuis Saint-Roch vers la falaise étaient remarquables et, en conséquence, à préserver. Tel que l’indique l’image suivante tirée du PPU Secteur sud du centre-ville Saint-Roch, c’est la Ville elle-même qui l’a fait! 

Ce PPU a été adopté à l’issue d’un processus de consultation qui aura duré cinq ans (2013-2017), et qui a été mené avec la participation de centaines de participants, en écrasante majorité issus de Saint-Roch. La désignation « Panorama remarquable », quoiqu’en dise Trudel, n’est pas le caprice de quelques personnes de Saint-Jean-Baptiste – dont les revenus moyen et médian sont d’ailleurs inférieurs au reste de la ville -, mais plutôt une reconnaissance collective entérinée par la Ville de Québec.

Il est d’ailleurs à noter qu’en élaborant ce PPU, la Ville s’est montrée très soucieuse de tenir compte de ce panorama exceptionnel pour le protéger; c’est d’ailleurs sa préservation qui a guidé la hauteur maximale des édifices à construire. Comme l’indiquent les réponses données à la séance d’information « Programme particulier d’urbanisme – Secteur sud du centre-ville St-Roch » (21 juin 2016), pilotée par Julie Lemieux (Vice-présidente du comité́ exécutif de la Ville de Québec, responsable de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme), aux question des gabarits retenus pour d’éventuels futurs édifices dans le projet de PPU:

Question : Quels documents puis-je consulter pour me faire une idée des vues d’endroits spécifiques afin de me préparer à l’audition publique ?

Réponse de la Ville : Nous avons recensé l’ensemble des perspectives visuelles, des panoramas et des percées d’intérêt dans l’ensemble des rues du quartier. Les hauteurs (des bâtiments) sont fixées en tenant compte des percées visuelles. Nous possédons également une documentation photographique.

Question : Pourquoi ne pas choisir des gabarits plus hauts dans des secteurs qui permettent plus de hauteur comme sur le Carré-Lépine ?

Réponse de la Ville : Il faut penser aux vues panoramiques depuis la Haute-Ville qui seraient obstruées par des immeubles à gabarit plus important. Ce sont des éléments qui nous préoccupaient lors de l’élaboration du PPU.

Il y a là un panorama exceptionnel qui ne peut être nié. Cela a été collectivement convenu. Ni le passage d’un tramway, ni le besoin d’un promoteur de construire un hôtel de luxe, ni même le besoin de logements ne devraient changer cette réalité. Bien que la Ville pourrait décider de sacrifier ce panorama pour des intérêts qu’elle croit supérieurs, elle ne peut toutefois nier, comme le fait le promoteur, que, si elle va de l’avant, il y aura perte collective d’un élément majeur du patrimoine urbain, dont elle a elle-même établi la valeur.

Le silence de la Ville

À ce jour, en demeurant silencieuse, la Ville avalise la rhétorique du promoteur consistant à piétiner ce patrimoine collectif et à le réduire à la marotte des habitants de Saint-Jean-Baptiste. Celle qui devrait défendre à la fois les résidents de Saint-Jean-Baptiste – elle est l’élue municipale représentant le quartier – et le panorama visuel – est aussi responsable du patrimoine au comité exécutif de la Ville –, Madame Mélissa Coulombe-Leduc, est remarquablement muette. Comme le sont, à ce sujet, le conseiller de Saint-Roch Pierre-Luc Lachance et le maire de Québec, Bruno Marchand, qui parle fréquemment du projet sous l’angle de la crise du logement sans toutefois qu’il ait été prouvé que le projet permettrait de lutter efficacement contre ladite crise. Pour tous ces élus, est-il acceptable de laisser encore longtemps Trudel Corporation parler en ces termes des résidents de Saint-Jean-Baptiste?

S’approprier un bien public

La rhétorique du promoteur consistant à minimiser la valeur de ce panorama remarquable est d’autant plus risible que c’est précisément sa valeur qu’il convoite de tout cœur! Pourquoi construire à l’îlot Dorchester, « un hôtel de calibre international [qui] va amener des dizaines de milliers de touristes dans Saint-Roch » selon ses propres dires? Qu’y a-t-il de si attirant à cet endroit pour une chaîne d’hôtel, si ce n’est, justement… le panorama remarquable ?

Dans son mémoire déposé à la suite de la rencontre du 23 octobre 2024, l’architecte Mario Jobin a très bien résumé le « deal » que souhaite faire le promoteur :

« Nul besoin d’être doué pour comprendre que, lors d’une première visite de ce site, tout acheteur reconnaîtra l’immense valeur de la vue, à partir de la rue Saint-Réal et le positionnement incomparable au pied de la côte d’Abraham (lieu de circulation stratégique à Québec). La proximité d’une falaise luxuriante est aussi à considérer.

La  » valeur ajoutée  » (économique : particulièrement pour un hôtel) réside exactement là : dans l’appropriation du bien commun par le privé (on monte et s’approprie une bonne part  » du ciel de Québec  » par une construction en hauteur située en plein dans une zone publique de champ visuel à protéger) d’un site stratégique. »

Ce « coucher de soleil » dont le promoteur se moque, comme si c’était un détail sans réelle valeur, il entend, dès qu’il aura obtenu la permission de se l’approprier, le vendre à ceux qui seront ravis de se le payer à gros prix et d’en profiter, confortablement installés au 20e étage du futur hôtel de luxe.

Une opposition venant de partout

Si l’opposition au projet de tour est effectivement viscérale dans Saint-Jean-Baptiste, elle est loin d’y être confinée, comme aimerait le faire croire le promoteur. Le Collectif Saint-Roch/Saint-Jean Baptiste a lancé il y a peu une pétition demandant le respect du PPU 2017 qui atteindra bientôt le nombre de 600 signataires, qui sont issus de tous les quartiers du centre-ville. Les deux mémoires les plus articulés déposés dans le cadre de la réunion du 23 octobre 2024, défendant les panoramas et percées visuelles spectaculaires et, en conséquence, demandant le respect du PPU, ont été écrits par l’historien de l’architecture Marc Grignon, de Saint-Roch, et l’architecte Mario Jobin, du Vieux-Québec / Montcalm*.

L’Engrenage Saint-Roch, solidement ancré depuis des années dans le milieu, s’est de son côté montré préoccupé par le gabarit des bâtiments proposés. Le conseil d’administration du conseil de quartier de Saint-Roch a également entendu la grogne populaire. Après avoir analysé ce qui est ressorti des diverses consultations, incluant les différents mémoires déposés, le Conseil a rédigé divers projets de résolutions qui ont été soumis à l’opinion des participants de la réunion du 16 janvier 2025. L’un d’eux demandait la réalisation de simulations visuelles « pour analyser l’impact des bâtiments sur les percées visuelles, les panoramas urbains et les édifices patrimoniaux environnants ».

Saint-Jean-Baptiste n’existe pas?

Les participants à la réunion du 23 octobre 2024 ont eu droit à une présentation Powerpoint léchée de la part du promoteur. Soi-disant le résultat d’une « vaste consultation publique volontaire » menée en mai/juin 2024 par le promoteur (18 rencontres avec les partenaires économiques, sociaux ou citoyens du secteur / plus de 250 personnes ou organisations consultées), la présentation comprenait diverses illustrations graphiques des bâtiments et places publiques qui seraient créés. Mais à la grande surprise des participants, elle ne comportait aucune image représentant l’impact qu’aurait la tour sur le panorama général de la ville, tant depuis le haut du côteau Sainte-Geneviève que depuis Saint-Roch vers ce côteau. Aucune image ne montrait l’élévation qu’atteindrait la tour par rapport à la falaise et au quartier Saint-Jean Baptiste, par exemple, qui indique que le sommet de la tour serait à la hauteur de la rue Saint-Gabriel.

La présentation du 23 octobre 2024 n’incluait pas non plus de simulation visuelle du panorama à partir de la rue Saint-Réal vers les Laurentides après la construction de la tour.

Aucun calcul derrière ces choix, rassure le promoteur, son représentant s’empressant de spécifier que tout cela serait corrigé sous peu, tel que cela est rapporté dans le résumé de la rencontre publiée par la Ville de Québec.

Question du premier intervenant : « Les consultations en amont de Trudel auraient dû s’intéresser aux personnes en Haute-Ville. »

Réponse du requérant (Trudel) : «On a tenté sans succès de rencontrer le conseil de quartier de Saint-Jean-Baptiste. On entend les préoccupations de Saint-Jean-Baptiste ces derniers jours, mais on n’a pas été en mesure de produire tous les visuels. La CUCQ se penchera sur le projet avant toute construction» .

18 rencontres, plus de 250 personnes ou organisations consultées dans Saint-Roch s’étalant sur des mois et, pour Saint-Jean-Baptiste, une seule tentative de rencontre du conseil de quartier malheureusement restée sans succès. Vraiment pas de chance! Et la balle est relancée à la Ville (Commission d’urbanisme et de conservation de Québec (CUCQ)).

Question du 6ème intervenant ; « Au niveau des percées visuelles, il manque des images avec les perspectives de la Haute-Ville. Vancouver, malgré les immeubles en hauteur, garde des dégagements pour des points de vue vers les montagnes ou l’océan. »

Réponse du requérant (Trudel) : Ces visuels sont en cours de production.

Trois mois plus tard, il semble que Trudel Corporation soit toujours en cours de production, puisque nous n’avons pas encore vu ces images!

Question du 8e intervenant : « Il serait intéressant d’avoir des rendus 3D de la tour depuis divers endroits de la Haute-Ville, comme la côte Badelard ou Saint-Réal. Vous avez de belles vues 3D depuis la rue, nous aimerions la même chose vue d’en haut. Deuxièmement, où se trouvera l’entrée de l’hôtel et son débarcadère? »

Réponse du requérant : « On est encore en conception pour ce détail. »

Un détail… de 20 étages, soit plus de 4 fois la hauteur de l’immeuble voisin de la Fabrique! Quoiqu’il en soit, au fil de la rencontre du 23 octobre, la confiance des participants envers Trudel Corporation s’est passablement émoussée, si bien que la Ville résume ainsi, dans son rapport, la situation concernant les simulations visuelles : « Il est demandé que la ville analyse elle-même l’impact du projet sur la silhouette de la ville et les percées visuelles et panoramas d’intérêt. »

Sans effectuer cette analyse, la Ville se fait complice d’un projet qui passe sciemment sous silence limpact sur un panorama remarquable, dont l’intérêt concerne tous les citoyennes et citoyens de Québec sensibles à son caractère patrimonial, et qui est un atout pour la candidature de Québec comme future région de biosphère de l’UNESCO. En effet, les caractéristiques paysagères uniques de Québec, rendues possibles par sa topographie, constituent un véritable patrimoine collectif, la vue de Saint-Roch vers la Haute-Ville (et inversement) et le panorama vers le nord-ouest, la vallée de la Rivière Saint-Charles et les Laurentides y contribue de manière essentielle, comme cela est reconnu dans le PPU de 2017. L’impact d’une tour de 20 étages située à l’endroit convoité par la Corporation Trudel toucherait en plein cœur ce panorama.

Ajoutons enfin que, de par sa position de Président du conseil d’administration de l’Organisation des villes du patrimoine mondial (OVPM), nous espérons que notre maire sera sensible à ce problème qui touche un grand nombre de sites du patrimoine mondial, soit la prolifération d’édifices ne respectant pas les caractéristiques de leur environnement, principalement des hôtels situés à proximité des arrondissements historiques ou des sites naturels détenteurs du label UNESCO. Il serait extrêmement malheureux que Québec s’aventure dans cette direction, qui pourrait constituer un dangereux précédent.

Moins de logements avec plus d’étages

En somme, selon le promoteur, les résidents de Saint-Jean-Baptiste sont prêts à priver Saint-Roch de logements pour sauver leurs couchers de soleil. Pourtant, parmi les 166 commentaires émis par les participants, dont plusieurs étaient de Saint-Jean Baptiste, à la réunion du 23 octobre et retranscris par la Ville, aucun ne suggère de ne pas construire de logements à l’îlot Dorchester. De plus, la pétition du Collectif Saint-Roch/Saint-Jean-Baptiste ne suggère rien de tel. Ce qui est passé à la moulinette, c’est la prétention du promoteur que seule la construction d’un hôtel et une dérogation de 10 étages au PPU peut permettre de rentabiliser la construction de logements à l’îlot Dorchester. Or, ce que d’autres promoteurs construisent à proximité démontre que cette assertion est fausse.

À titre d’exemple, au coin des rues Prince-Édouard et Saint-Anselme, face au parc Victoria, dans Saint-Roch, la firme Oïkos construit présentement La Cour, un vaste complexe résidentiel. Il offrira en 2025 159 logements locatifs, allant du 2 ½ au 5 ½, en incluant 6 maisons de ville, deux étages de stationnements souterrains, de même qu’une vaste cour/passage intérieur. Le tout réparti sur 3 bâtiments ; le plus grand compte 7 étages avec une partie à 4 étages et deux autres, plus petits, comptent 3 étages chacun. N’en déplaise à Trudel, il ne s’agit pas là d’un mirage, mais d’un projet en cours de construction.

La superficie couverte par La Cour est de 3 400 m2, ce qui correspond à 38% de celle de l’îlot Dorchester, qui fait lui 9 014 m2. Ce qui signifie que si l’on transposait le projet de La Cour sur l’ensemble de la surface de l’îlot Dorchester, on construirait 420 logements de taille variée. C’est 20 logements de plus que ce que promet le projet Trudel, qui propose surtout des 3 ½. D’un côté donc, il y aurait 420 logements de taille variée dans des bâtiments de 7, 4 et 3 étages. De l’autre, il y aurait possiblement 400 logements 3 ½ dans des bâtiments de… 20, 12 et 10 étages.

Le projet Trudel, ça se résume à faire moins de logements avec plus d’étages. À la réunion du 23 octobre, lorsque le représentant s’est fait demander comment il se faisait que d’autres promoteurs parvenaient à construire dans Saint-Roch en respectant un gabarit raisonnable, il a répondu que chacun avait son plan d’affaires. Le plan d’affaires de Trudel gravite autour d’un hôtel de luxe, pas de logements pour la population de Saint-Roch.

Nous invitons donc la Ville et nos élus à questionner le plan d’affaires de Trudel Corporation, dans un contexte où elle-même émet régulièrement des permis pour autoriser dans Saint-Roch des constructions qui, en proportion, créent plus de logements avec moins d’étages.

Nous invitons donc nos élus à ne pas jouer le jeu de Trudel Corporation qui a la folie des hauteurs et qui, depuis des mois : Joue sur le clivage de la population ; Dénigre, pour mieux s’en emparer, un patrimoine collectif désigné remarquable par nul autre que la Ville elle-même et mousse un projet basé sur un plan d’affaires dont seul le promoteur (et bénéficiaire) a le secret, mais qui ressemble étrangement à la construction de logements pour légitimer un hôtel de luxe de vingt étages.

Nous demandons à nos élus d’intervenir publiquement pour remettre les pendules à l’heure, et dénoncer la stratégie du promoteur de monter un quartier contre l’autre, un conseil de quartier contre l’autre, des citoyens contre d’autres. Nous demandons à la Ville de défendre la valeur du panorama qui est ici en danger et de questionner Trudel Corporation sur son plan d’affaires pour l’îlot Dorchester.

Nous espérons que nos élus ne succomberont pas à la folie des hauteurs!

Le Collectif Saint-Roch/Saint-Jean-Baptiste
Le collectif est un regroupement de citoyens de tous horizons des quartiers Saint-Roch et Saint-Jean-Baptiste de la Ville de Québec. La pétition qu’il a lancée fin décembre contre la construction d’une tour de 20 étages sur l’îlot Dorchester a déjà recueilli près de 600 signatures.

 

*Le mémoire de Marc Grignon s’intitule La dimension patrimoniale des vues et des panoramas de Québec et celui de Mario Jobin Loger dans l’ambiguïté.

 

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