Affaire Sortons les radios-poubelles : Radio X giflée par sa propre SLAPP

Par W. Stuart Edwards
Publié le 21 février 2025
Jugement du 24 février (détail).  Photo: W. Stuart Edwards

Après trois ans et demi, RNC Média (ci-après RNC), propriétaire de CHOI Radio X, a mis fin à sa poursuite contre cinq défendeurs supposément liés à la coalition Sortons les radios-poubelles (Coalition). Il n’y a pas eu d’annonce publique et les ententes hors cour restent confidentielles.

J’ai suivi cette affaire au palais de justice de Québec. (voir les textes parus en 2022 et 2023 sur le site du journal Droit de parole). Voici mon résumé sur comment et pourquoi la situation s’est finalement dénouée.*

Une SLAPP contre des inconnus

Depuis 2012 la Coalition avait agi dans un anonymat strict. Aucun de ses administrateurs n’a jamais été identifié publiquement, une situation qui tient toujours. Malgré plusieurs demandes de type « Norwich », les avocats de RNC n’étaient pas en mesure de démasquer les personnes responsables du site web, de la page Facebook ou du compte Twitter de la Coalition.

Cette affaire avait toutes les apparences d’une poursuite-bâillon, en anglais « Strategic Lawsuit Against Public Participation » (SLAPP). Une SLAPP vise à décourager le débat public sur le comportement d’une entreprise, notamment en prétendant que critiquer l’entreprise constitue de la diffamation. Au Québec l’affaire Noir Canada (abus des minières canadiennes en Afrique) est la plus célèbre.

Démasquer sous prétexte de faute potentielle

Les avocats Bruno Lévesque et Philippe Boily pour RNC avaient systématiquement reporté l’audience sur le fond, audience qui n’a finalement pas eu lieu. En multipliant les requêtes préliminaires, ils voulaient épuiser les ressources de l’adversaire, comme c’est souvent le cas dans une SLAPP.

Sauf que la Coalition n’était pas l’adversaire au palais de justice. La poursuite visait quelques défendeurs qui étaient, selon RNC, ou qui savaient qui étaient, les responsables. Les défendeurs nommés au dossier ont tous nié être administrateurs de la Coalition.

D’où la nécessité, supposément, de plusieurs ordonnances Norwich visant Facebook, Vidéotron, TELUS, Rogers, Twitter, Substack et Silent Register. Une ordonnance « Norwich » exige qu’une entreprise révèle certaines informations nécessaires pour la justice. Malgré les frais de plus de 64 000 $ payés par RNC [1], les données obtenues n’ont pas permis d’identifier les véritables administrateurs.

Mais ce n’est pas ça qui a fait tout basculer. C’est plutôt la question de la faute potentielle versus faute prouvée. Est-ce qu’il y avait de véritable faute imputable à la Coalition ? Les avocats de RNC voulaient trouver les responsables avant de débattre de cet enjeu fondamental. Mais qu’en est-il s’il n’y avait pas de faute ?

L’erreur fatale

C’est Me Boily qui a signé pour RNC toute cette série de demandes Norwich, en commençant avec Facebook, puis en utilisant les données de Facebook pour trouver les clients de Vidéotron, Rogers et TELUS. Les adresses IP et les numéros de téléphone pointaient quelques individus qui sont ensuite devenus défendeurs.

Les juges Alain Michaud, Marie-Paule Gagnon et Philippe Cantin étaient complaisants. Alain Michaud ne s’est jamais posé la question à savoir si la faute avait été prouvée. Il signait une ordonnance dont le texte était rédigé mot pour mot par les avocats de RNC et de Facebook. Marie-Paule Gagnon voyait une faute « potentielle » et pour elle c’était suffisant pour ordonner que Vidéotron, Rogers et TELUS identifient leurs clients. Philippe Cantin acceptait tous les arguments de RNC et il accordait deux ordonnances, à l’endroit de Silent Register (pour le nom de domaine) et Substack (pour « Le Dépotoir »).

Fort de ces succès, Me Boily est allé un peu trop loin dans son zèle à démasquer tout le monde. Il a demandé une deuxième ordonnance visant Rogers Communications. Sa machine à Norwich était bien huilée et il avait un projet de jugement, déjà approuvé par Rogers, prêt à être entériné par un juge. Un numéro de téléphone avait été lié à un compte collectif comportant plusieurs numéros, et sa demande cherchait à identifier toutes les personnes associées à ce compte.

Oups !!! Cette fois, il allait trouver la juge Alicia Soldevila sur son chemin. Elle avait pris le temps de lire le dossier principal, elle avait de gros points d’interrogation, et son point de vue était différent de celui de ses collègues. Par le passé, elle avait rendu une ordonnance Norwich, dans une autre affaire, mais la preuve alors avait été beaucoup plus tangible.

Destruction de la poursuite

Le 18 janvier 2024, pendant une heure et demie, Me Boily était sur la sellette. Ce n’est pas Rogers qui lui a posé les questions. Leur avocat n’était même pas présent à l’audience, ayant envoyé un courriel pour s’en remettre entièrement au tribunal. Les défendeurs n’y étaient pas non plus : ils ne contestaient pas la demande Norwich. C’était la juge Soldevila qui, à elle seule, démolissait tous les arguments de Me Boily.

Les échanges étaient assez coriaces par moments. Quand Me Boily affirme que RNC ne croyait pas la version des faits des défendeurs (qu’ils n’étaient pas les administrateurs anonymes), la juge rétorque : « Ça me chicote que vous ne les croyiez pas ! »

Elle demande : « Est-ce qu’il y a faute ? Perte commerciale ? Il faut préciser ! »

La juge insiste à quelques reprises sur le fait que les « tiers », les acheteurs de publicité prétendument harcelés, ne sont pas devant la Cour. « Vous plaidez pour autrui ? » Me Boily admet que oui, il plaide pour les commanditaires.

La juge demande si RNC est harcelée. La preuve est faible et elle a besoin de « chair sur l’os ». Me Boily soutient que RNC est « harcelée » quant à sa réputation. La juge affirme n’avoir aucune preuve de ça, et de toute façon il s’agit du volet diffamation, pas harcèlement. Me Boily présente une capture d’écran avec les noms et les images des membres du conseil d’administration de RNC Média. La juge demande : est-ce public ces informations-là ? Dans le registre des entreprises ? Me Boily hausse le ton : « Il y a 10 000 personnes qui suivent la page Facebook ! Exposer ça sur Facebook n’est pas légitime ! » Il dit que le droit à l’anonymat n’existe pas dans le contexte de la liberté d’expression.

C’était un dialogue de sourds. La juge se demande s’il existe un recours possible pour RNC dans une société démocratique et libre. Me Boily affirme que RNC n’est pas capable d’avoir les bonnes personnes devant le tribunal pour un « sain débat ». Selon lui, les gens de Sortons les radios-poubelles se cachent afin d’éviter de se faire poursuivre.

Lorsqu’il présente une liste erronée avec douze numéros de téléphone, la juge est choquée : « C’est sérieux ! Vous m’avez demandé d’identifier des numéros non pertinents ! » Il tente de retirer le document, mais la juge refuse et elle dicte pour le procès-verbal que la pièce telle que déposée est erronée.

Me Boily affirme haut et fort qu’il y a faute potentielle et il faut identifier les responsables, mais il ne veut absolument pas que la juge tranche la question de la faute. Selon lui, la faute sera démontrée plus tard, à l’audience sur le fond (audience qui n’aura jamais lieu).

La juge déclare vouloir réévaluer les critères pour une ordonnance Norwich et elle prend le dossier en délibéré.

Le jugement qui tue

Le jugement de vingt et une pages (2024 QCCS 561) rejette les allégations de diffamation et d’incitation au harcèlement. La juge refuse d’accorder l’ordonnance Norwich parce qu’il n’y avait pas de réclamation bona fide contre la Coalition. Pas question de porter ombrage à un droit garanti par la Charte québécoise, le droit à l’anonymat qui découle de la vie privée. Les activités de la Coalition n’étaient pas fautives, y compris la fameuse campagne de boycottage « Annonceurs, assumez-vous votre CHOI ? », lancée en avril 2021 pendant la pandémie, que RNC avait qualifiée d’incitation au harcèlement criminel. « Rien ne soutient les affirmations de RNC quant à la possible commission d’un acte criminel dont auraient été victimes des tiers. »

Pire, RNC n’avait même pas le droit de porter la cause devant les tribunaux parce qu’elle n’était pas elle-même « harcelée » et elle ne pouvait pas « plaider pour autrui ». Il fallait que les annonceurs, les supposées victimes, soient parties demanderesses, mais ces acheteurs de publicité n’ont jamais été plaignants au dossier et n’avaient jamais mandaté Radio X à plaider « leur » cause.

Dans un communiqué, la Ligue des droits et libertés, section Québec, a appuyé le jugement.

Une poursuite zombie

Après le jugement Soldevila, rendu en février 2024, Mes Boily et Lévesque avaient tenté de garder leur cause sur le respirateur artificiel à coups d’astuces procédurales et de niaiseries dilatoires. Les juges Alain Michaud et Jacques G. Bouchard accordaient dix mois de prolongations pour cette cause zombie que la juge Soldevila avait déjà tué.

RNC n’a pas porté ce jugement en appel, arguant que ça s’applique à un dossier « accessoire » (la demande Norwich), pas le dossier principal [1]. Sur l’échec de cette demande Norwich, demande qui aurait supposément permis l’ajout de nouveaux défendeurs, RNC a fait valoir que la page Facebook avait cinq administrateurs anonymes, les Norwich précédentes avaient identifié trois défendeurs, et avec les deux personnes poursuivies depuis juin 2021, ça donne en tout cinq défendeurs, et parce que cinq égale cinq, ça prouve que les administrateurs avaient tous été identifiés (mais attention, ça prouve aussi que la Norwich rejetée n’était même pas nécessaire).

Sur la question des victimes comme parties demanderesses, RNC promettait que les « témoins » (les annonceurs) seraient disponibles lors de l’audience sur le fond (mais il n’y en aura jamais, et un témoin n’est pas une partie demanderesse). RNC n’a jamais dévoilé l’identité de ses supposés témoins.

Me Lévesque s’est présenté « en urgence » devant le juge en chambre Benoit Moulin, dans une audience non publique le 12 septembre 2024, pour demander qu’un défendeur produise un bilan financier, avec déclarations de revenus, afin de prouver sa prétention qu’il n’avait pas les moyens de payer les dommages punitifs, au cas où un jugement éventuel donne raison à RNC [2]. Et le juge Moulin l’a ordonné !

Franchement, c’était du gros n’importe quoi, mais il y a des limites à se peinturer dans un coin. L’entêtement à poursuivre était palpable et trois défendeurs demandaient que RNC paie leurs frais d’avocat si ça continuait.

Une cause trop farfelue ?

La liberté d’expression chez Radio X ne va pas jusqu’à nous dire pourquoi l’entreprise a décidé de céder, mais laissez-moi deviner que sa cause était devenue trop farfelue. Au lieu de s’excuser, RNC a essayé de sauver la face en négociant des ententes hors cour dans un silence assourdissant.

Bref, trois ans et demi gaspillés au palais de justice pour rien, une SLAPP honteuse et incohérente qui s’est retournée contre les SLAPPeurs. Le jugement Soldevila demeure la seule décision définitive sur le fond. Au total, treize juges de la Cour supérieure se sont prononcés sur divers aspects de l’affaire, mais seule l’honorable Alicia Soldevila a eu le courage de dire non à ce cirque judiciaire.

[1] Demande en injonction interlocutoire et permanente, 2ème modification, 14 mars 2024, dossier 200-17-032501-215, palais de justice de Québec, par. 47.36 à 47.43, 62.7.

[2] Procès-verbal d’audience, 12 septembre 2024, dossier 200-17-032501-215.

 

*Ce texte n’engage que son auteur.

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